Il réussit à s’endormir. Après une nuit troublée et une seconde nuit sans sommeil, son corps épuisé s’effondra sur le sac de couchage.
Le soldat Rudy Schreck montait la garde avec beaucoup de sérieux, sans quitter du regard Wehner qui patrouillait de l’autre côté de la cour. En début de soirée, deux hommes pour une cour aussi petite avaient paru un peu superflus ; mais, maintenant que la nuit avait accru son emprise sur le donjon, Schreck était satisfait de trouver quelqu’un à portée de voix. Wehner et lui avaient établi une tactique : ils parcourraient le périmètre de la cour à moins d’un mètre des murailles, dans le même sens, à un demi-tour l’un de l’autre. Ils ne seraient jamais ensemble mais la surveillance serait meilleure.
Rudy Schreck n’avait pas peur. Il se sentait mal à l’aise, oui, mais il n’avait pas peur. Il était vif et savait parfaitement se servir de l’arme automatique accrochée à sa bretelle – celui qui avait tué Otto la nuit d’avant n’aurait pas la moindre chance avec lui. Il aurait pourtant aimé que la cour fût plus éclairée. Les quelques ampoules diffusant çà et là des lacs de lumière ne parvenaient pas à percer la nuit. Les deux coins de la cour situés à l’arrière étaient tout particulièrement sombres.
La nuit était fraîche. Pour ne rien arranger, le brouillard s’était infiltré par le portail et flottait autour de lui, parsemant de gouttelettes d’humidité la surface métallique de son casque. Schreck se passa la main sur les yeux. Il était las. Las de tout ce qui touchait à l’armée. La guerre l’avait déçu. Quand il s’était engagé deux ans plus tôt, à dix-huit ans, c’était la tête pleine d’images de combats sans merci, de champs de bataille où s’affrontent des ennemis. C’est ce qu’avaient toujours raconté les livres d’histoire. Mais la vraie guerre, ce n’était pas cela. La guerre, c’était plutôt l’attente, la boue, le froid, l’humidité. Rudy Schreck en avait assez de la guerre. Il avait envie de revenir chez lui, à Tresya. C’est là que l’attendaient ses parents et une fille nommée Eva, qui aurait pu écrire plus souvent. Il voulait retrouver la vie qui était sienne, une vie où il n’y avait ni inspections, ni uniformes, ni sergents. Ni tours de garde.
Il s’avançait vers la partie arrière de la cour, du côté nord. Les ombres paraissaient plus épaisses que jamais… bien plus épaisses que la dernière fois. Schreck ralentit le pas. C’est idiot, se dit-il. Ce n’est qu’un jeu de lumière. Il n’y a pas de quoi paniquer.
Et pourtant… il ne voulait pas y aller. Il voulait éviter ce coin de la cour. Il inspecterait les autres mais pas celui-ci.
Schreck s’obligea pourtant à marcher droit devant. Après tout, ce n’était qu’une ombre.
Il était adulte, trop vieux en tout cas pour avoir peur du noir. Il s’enfonça dans la zone d’ombre, à moins d’un mètre du mur… et soudain, il fut perdu. Des ténèbres froides, gluantes, se refermèrent sur lui. Il fit volte-face pour ressortir mais ne vit rien d’autre que la nuit. Un peu comme si le reste du monde s’était évanoui. Schreck s’empara de son Schmeisser et se prépara à faire feu. Il tremblait de froid tout en suant à grosses gouttes. Il voulait croire que c’était une blague, que Wehner avait éteint les lumières pour l’affoler. Mais les sens de Schreck rejetaient cette hypothèse. L’obscurité était trop totale, elle s’écrasait contre lui, s’infiltrait en lui.
Quelqu’un s’approchait. Schreck ne pouvait ni le voir ni l’entendre mais quelqu’un était là. Tout près.
— Wehner ? dit-il doucement, d’une voix qui s’efforçait de rester ferme. C’est toi, Wehner ?
Ce n’était pas Wehner. Schreck le comprit quand la présence se rapprocha. C’était quelqu’un – quelque chose – d’autre. Une corde épaisse s’enroula soudain autour de ses chevilles. Peter Schreck fut déséquilibré, il se mit à hurler et à faire feu de tous côtés jusqu’à ce que les ténèbres marquent, pour lui, la fin de la guerre.
Woermann fut réveillé en sursaut par une rafale de Schmeisser. Il bondit jusqu’à la fenêtre dominant la cour. Un des gardes s’élançait vers l’arrière. Où donc était l’autre ? Il avait bien posté deux gardes dans cette cour ! Il allait se détourner de la fenêtre pour emprunter l’escalier quand il aperçut quelque chose sur la muraille. Une masse pâle… semblable à…
C’était un corps… la tête en bas… un corps nu pendu par les pieds à une corde. De la fenêtre de la tour, Woermann pouvait voir le sang qui jaillissait de la gorge et coulait sur le visage. Un de ses soldats, armé, en mission, avait été massacré et pendu comme un poulet à l’étal d’un boucher.
La peur qui, jusqu’à cet instant, avait rôdé autour de Woermann, l’enserrait désormais dans sa poigne glacée.
Trois cadavres au sous-sol. Le commandement de Ploiesti avait été mis au courant de ce nouveau décès mais n’avait fait aucune remarque.
Il y eut pas mal de mouvement dans la cour, ce jour-là, mais pas beaucoup de travail accompli. Woermann décida que les sentinelles iraient par deux. Il paraissait incroyable qu’un partisan pût attaquer par surprise un garde vif et alerte, mais cela s’était pourtant passé ainsi. Cela ne se reproduirait plus.
L’après-midi, il se consacra à nouveau à sa toile, échappant ainsi à l’atmosphère pesante qui s’était abattue sur le donjon. Il ajouta quelques taches d’ombre à la grisaille des murs et entra dans le détail des bords de la fenêtre. Il avait choisi de ne pas reproduire les croix, qui risquaient de détourner l’attention du village, véritable sujet de sa peinture. Il travailla comme un automate, ne pensant qu’aux coups de pinceau qu’il donnait et oubliant ainsi la terreur qui le guettait.
La nuit tomba. Woermann ne cessa de se lever pour aller regarder dans la cour, comme si ce geste mécanique pouvait conserver en vie ceux qui montaient la garde. Jusqu’au moment où il ne vit plus qu’une seule sentinelle dans la cour. Au lieu de l’interpeller, il préféra mener une enquête discrète.
— Où est votre compagnon ? demanda-t-il à la sentinelle dès qu’il fut dans la cour.
— Il était fatigué, mon capitaine, bredouilla le soldat. Je lui ai dit d’aller se reposer.
Une appréhension noua l’estomac de Woermann.
— J’avais donné l’ordre de doubler les sentinelles ! Où est-il, à présent ?
— Dans la cabine du premier camion, mon capitaine.
Woermann courut jusqu’au véhicule et ouvrit la portière. Le soldat qui s’y trouvait ne bougea pas.
Woermann le tira par le bras.
— Réveillez-vous !
Le soldat commença de pencher vers lui, tout doucement d’abord, puis il s’abattit lourdement. Woermann le reçut contre lui. Sa tête pendant en arrière révéla une gorge ouverte, déchirée. Woermann laissa tomber le corps à terre puis recula brusquement, les dents serrées pour ne pas crier son horreur.
Ce matin-là, Woermann fit interdire à Alexandru et à ses fils de franchir le portail. Il ne les soupçonnait pas de complicité, mais le sergent Oster lui avait dit que les hommes étaient nerveux, et il ne voulait pas provoquer un incident qui pourrait devenir tragique.
Il apprit bientôt que les hommes désiraient une sécurité renforcée.
En fin de matinée, une rixe avait éclaté dans la cour. Un caporal avait ordonné à un simple soldat de se défaire de son crucifix. Le soldat avait refusé, les deux hommes s’étaient battus, leurs camarades s’en étaient mêlés. Certains avaient parlé de vampires après le premier décès, et l’on s’était moqué d’eux. Mais chaque nouvelle mort avait renforcé cette croyance, et les sceptiques étaient aujourd’hui minoritaires. Après tout, on était en Roumanie, dans les Alpes de Transylvanie.