Woermann savait qu’il devait étouffer dans l’œuf toutes ces rumeurs. Il rassembla les hommes dans la cour et leur parla pendant une demi-heure. Il les entretint du devoir du soldat allemand qui doit rester brave devant le danger et demeurer fidèle à sa cause, et surtout de la peur qui ne devait pas s’insinuer en eux de crainte de les mener à la défaite.
— Dernier point, dit-il, maintenant que son auditoire était plus calme, vous devez abandonner toute explication surnaturelle. Des hommes sont à l’origine de chacune de ces morts, et nous les découvrirons. Il est désormais clair qu’il doit exister un certain nombre de passages secrets dans ce donjon, permettant ainsi aux tueurs d’entrer et de repartir sans être vus. Nous passerons le restant de la journée à essayer de les débusquer. Et la moitié de vous assurera la garde ce soir. Il faut que ces histoires cessent une fois pour toutes !
Ses paroles semblaient avoir remonté le moral de ses hommes. En fait, il avait presque réussi à se convaincre lui-même.
Il passa donc la journée à déambuler dans le donjon, encourageant ses hommes et les regardant mesurer les sols et les murs afin d’y découvrir une cache ou un passage secret. Mais ils ne trouvèrent rien. Il effectua personnellement une reconnaissance de la caverne du sous-sol. Elle paraissait s’enfoncer dans le sein de la montagne, et il décida d’en repousser l’exploration systématique. Le moment n’en était pas venu, et le fond de la caverne indiquait que personne n’avait foulé cet endroit depuis des siècles. Il donna toutefois l’ordre de poster quatre sentinelles à l’entrée de la caverne, au cas où quelqu’un chercherait à s’y réfugier.
Woermann parvint à s’isoler une heure en fin d’après-midi pour dessiner les contours du village. C’était la seule façon d’oublier la tension croissante et omniprésente. Le trouble l’abandonnait quand il frottait son fusain sur la toile. Il lui faudrait trouver un peu de temps le lendemain matin pour ajouter des couleurs à son dessin, car c’était la vision du village au lever du soleil qu’il souhaitait rendre.
Le soleil se cacha derrière les montagnes, et la lumière qui s’enfuit l’obligea à interrompre son travail. L’angoisse et les pressentiments l’assaillirent aussitôt. Lorsque le soleil brillait, il lui était aisé de croire que des humains tuaient ses hommes, et les histoires de vampires le faisaient sourire. Mais la nuit tombante lui remettait en mémoire l’horreur qui s’était insinuée en lui quand il avait tenu dans ses bras le cadavre du soldat égorgé.
Une nuit sans victime. Rien qu’une nuit et je serai peut-être vainqueur de cette chose. Ce soir, une moitié de mes hommes gardera l’autre moitié, et je parviendrai peut-être à tourner les événements à mon avantage.
Une nuit. Rien qu’une nuit sans victime.
Le jour se leva, clair, lumineux, comme devrait l’être tout dimanche. Woermann s’était endormi dans son fauteuil ; il se réveilla aux premières lueurs, un peu engourdi. Il lui fallut quelques secondes pour admettre que la nuit s’était écoulée d’une seule traite, sans hurlements ou coups de feu. Il enfila ses bottes et descendit dans la cour pour s’assurer qu’il y avait autant d’hommes vivants ce matin que la veille au soir. Une inspection rapide des sentinelles le rassura : aucune mort n’avait été signalée.
Woermann se sentait dix ans de moins. Il avait réussi ! Il était parvenu à empêcher le tueur de frapper ! Mais les dix années fondirent sur lui quand il vit le visage inquiet du soldat qui courait vers lui.
— Mon capitaine, on a un problème avec Franz – je veux dire le soldat Ghent. Il ne s’est pas levé.
Woermann se sentit à nouveau totalement accablé.
— Vous l’avez touché ?
— Non, mon capitaine, je… j’ai…
— Conduisez-moi auprès de lui !
Il suivit le soldat vers la chambrée du mur sud. Le dénommé Ghent était allongé dans son sac de couchage, la tête tournée vers la porte.
— Franz ! appela son compagnon quand ils entrèrent. Voilà le capitaine !
Ghent ne remua pas.
Mon Dieu, je vous en prie, faites qu’il soit malade, ou même qu’il soit mort d’une crise cardiaque, se dit Woermann en s’approchant du lit. Faites qu’il ne soit pas égorgé.
— Soldat Ghent !
Il n’y avait pas le moindre mouvement, pas même le soulèvement imperceptible de la couverture posée sur un homme qui dort. Plein d’appréhension, Woermann se pencha sur lui.
La couverture était tirée à hauteur du menton. Woermann ne la rabattit pas. Il n’en avait pas besoin. Les yeux vitreux, la peau terne et la tache de sang qui grossissait sur l’étoffe l’avaient déjà renseigné sur le spectacle qui s’offrirait à lui.
— Les hommes sont au bord de la panique, mon capitaine, dit le sergent Oster.
Woermann appliquait la couleur sur la toile en petites touches nerveuses. La lumière du matin éclairait le village et il devait profiter au maximum de cet instant. Il était sûr qu’Oster le croyait fou, et peut-être l’était-il vraiment. Le carnage était atroce mais la peinture était devenue son obsession.
— Cela ne m’étonne pas. Je suppose qu’ils veulent descendre au village pour tuer quelques habitants. Mais ce n’est pas cela qui…
— Je vous demande pardon, mon capitaine, mais ce n’est pas à cela qu’ils pensent.
— Ah bon ? A quoi, alors ? fit Woermann en posant son pinceau.
— Ils pensent que les hommes qui ont été tués ont saigné moins que de coutume. Ils croient aussi que la mort de Lutz n’est pas due à un accident… et qu’il a été tué de la même façon que les autres.
— Qu’ils ont saigné… ? Ah, je vois, encore ces histoires de vampire !
— Oui, mon capitaine, et ils croient que Lutz l’a libéré en ouvrant le puits derrière le mur de la cave.
— Je ne suis pas de leur avis, dit Woermann, qui se consacra de nouveau à son tableau pour ne pas montrer son visage à Oster.
Il lui fallait être ferme devant ses hommes et s’en tenir aux choses réelles, naturelles.
— Je pense, quant à moi, que Lutz a été tué par la chute d’un bloc de pierre, poursuivit-il. Je crois aussi que les quatre autres morts n’ont rien de commun avec l’accident de Lutz, et qu’ils ont saigné tout à fait normalement. Il n’y a pas de buveur de sang dans les parages, sergent !
— Mais les gorges…
Woermann hésita. Oui, les gorges. Elles n’avaient pas été tranchées par un couteau ou une cordelette d’acier. Elles avaient été arrachées. Ignominieusement.
Mais par quoi ? Par des dents ?
— Le tueur, quel qu’il soit, essaye de nous faire peur. Et il y réussit. Voilà donc ce que nous allons faire : ce soir, tout le monde montera la garde, y compris moi-même. Tout le monde se déplacera par couple. Notre surveillance sera si étroite que même un papillon ne pourra entrer dans le donjon sans se faire remarquer !
— Mais, mon capitaine, on ne peut pas faire ça tous les soirs !
— Non, mais nous le ferons ce soir et demain soir si nécessaire. Et nous découvrirons le coupable.
— Oui, mon capitaine, fit Oster en se redressant.
— Dites-moi, sergent, demanda alors Woermann, il vous est arrivé de faire des cauchemars depuis notre arrivée au donjon ?