Mais c’était le choix des termes qui troublait le plus Kaempffer. Il savait que le message devait passer entre de multiples mains avant d’atteindre le Commandement Suprême et qu’il ne pouvait se perdre dans les détails.
Tout de même… Le mot « extermine » impliquait une volonté toute humaine. Pourquoi l’avait-il donc fait précéder de « quelque chose »? Une chose – un animal, un poison, un cataclysme – peut tuer mais elle ne peut pas « exterminer ».
— Je pense ne pas avoir besoin de vous rappeler que la Roumanie est un État allié et non pas un territoire occupé, dit Hossbach, et qu’il faudra par conséquent faire preuve d’une certaine finesse.
— J’en suis pleinement conscient.
Il faudrait également faire preuve d’une certaine finesse avec Woermann. Kaempffer avait un vieux compte à régler avec lui.
Hossbach s’efforça de sourire, mais cela ressembla plus à un rictus.
— Tout le monde à la RSHA, y compris le général Heydrich, suivra de près la façon dont vous traiterez ce problème… avant de vous consacrer aux tâches plus importantes qui vous attendent à Ploiesti.
L’hésitation de Hossbach et l’importance qu’il donna au mot « avant » n’échappèrent pas à Kaempffer. Ce petit tour dans les Alpes se transformait grâce à Hossbach en une épreuve du feu. Kaempffer devait rejoindre Ploiesti dans une semaine ; s’il ne résolvait pas l’affaire Woermann avec suffisamment de diligence, on dirait peut-être de lui qu’il n’est pas homme à prendre en main le camp de réinstallation de Ploiesti. Et les candidats à ce poste ne manquaient pas.
Conscient de l’urgence de la situation, il se leva puis enfila son manteau et mit sa casquette.
— Je ne pense pas qu’il y aura de problèmes. Je pars sur-le-champ avec deux escouades d’einsatzkommandos. Nous y serons ce soir si l’on peut m’arranger un transport aérien et une correspondance ferroviaire.
— Excellent ! dit Hossbach, qui rendit son salut à Kaempffer.
— Deux escouades suffiront à mater quelques résistants.
Il fit demi-tour et se dirigea vers la porte.
— Elles suffiront largement, j’en suis certain.
Mais le SS-Sturmbannführer Kaempffer n’entendit pas la réplique de son supérieur. D’autres mots lui venaient alors à l’esprit : « Quelque chose extermine mes hommes. »
Le capitaine Klaus Woermann s’approcha de la fenêtre sud de la chambre située dans le donjon et cracha au-dehors.
Du lait de chèvre – pouah ! Pour faire du fromage, à la rigueur, mais pas comme boisson !
Woermann regarda le liquide blanchâtre se dissiper en gouttelettes qui s’écrasèrent sur les rochers, une bonne trentaine de mètres plus bas, et se mit à penser à une chope de bonne bière allemande. Il y avait toutefois une chose qu’il désirait plus que de la bière : quitter enfin cette antichambre de l’Enfer.
Il n’en était hélas pas question. Pas pour le moment, du moins. Il cambra les reins, en un geste typiquement prussien. Il était plus grand que la moyenne et sa charpente solide jadis couverte de muscles tendait à s’affaisser. Ses cheveux brun foncé étaient coupés très court ; il avait de grands yeux, bruns également, un nez légèrement busqué à la suite d’un accident survenu dans sa jeunesse, et une bouche capable de sourire à belles dents. Sa tunique grise laissait entrevoir un embonpoint naissant. Il se tapota le ventre. Trop de saucisses. Quand il se sentait frustré ou mécontent, il avait l’habitude de grignoter entre les repas. Des saucisses, la plupart du temps. Et plus il était mécontent, plus il grignotait. Et il commençait à prendre du poids.
Le regard de Woermann se posa sur le minuscule village roumain qui somnolait au soleil, de l’autre côté de la gorge, dans un autre monde. Puis il s’arracha à la fenêtre et arpenta la pièce – une pièce délimitée par des blocs de pierre incrustés pour la plupart d’étranges croix de cuivre et de nickel. Quarante-neuf croix pour cette seule pièce. Il en était sûr, il les avait comptées à plusieurs reprises au cours des trois ou quatre dernières journées. Il passa devant un chevalet supportant une peinture presque achevée puis devant un bureau de fortune avant de se diriger vers l’autre fenêtre, celle qui surplombait la petite cour intérieure du donjon.
En bas, les hommes qui n’étaient pas de service formaient de petits groupes ; quelques-uns parlaient à voix basse mais la plupart étaient silencieux. Tous évitaient les ombres qui s’allongeaient. Une autre nuit allait tomber. Un autre homme allait mourir.
Un soldat était assis dans un coin, seul. Il taillait au couteau une pièce de bois. Woermann observa l’objet qui prenait forme sous les doigts du sculpteur – une croix ! Comme s’il n’y en avait pas assez autour d’eux !
Les hommes avaient peur. Tout comme lui. Quel changement en moins d’une semaine. Il les revoyait franchir triomphalement le portail du Donjon en fiers soldats de la Wehrmacht, cette armée qui avait conquis la Pologne, le Danemark, la Norvège, la Hollande et la Grande-Bretagne ; cette armée qui, après avoir rejeté à la mer à Dunkerque les survivants de l’armée britannique, avait soumis la France en trente-neuf jours. Rien que ce mois-ci, la Yougoslavie avait été écrasée en douze jours et la Grèce en vingt et un. Rien ne pouvait leur résister. Ils étaient de la race des vainqueurs.
Mais tout cela, c’était la semaine dernière. C’est incroyable ce que six morts atroces pouvaient avoir de conséquences sur les conquérants du monde. Cela le préoccupait. En moins d’une semaine, l’univers s’était resserré, jusqu’à ce qu’il n’existe plus rien pour ses hommes et lui-même que ce château en miniature, ce mausolée de pierre. Ils s’étaient attaqués à une chose qui défiait tous leurs efforts, une chose qui tuait et disparaissait, et ne s’en revenait que pour tuer à nouveau. Et, peu à peu, le cœur leur manquait.
Ils… Woermann prit conscience qu’il ne se comptait plus parmi eux depuis quelque temps. Les combats l’avaient oublié près de la ville de Poznan, là-bas, en Pologne… les SS étaient arrivés et il avait vu de ses propres yeux la façon dont ils traitaient les « indésirables » traînant dans le sillage de la Wehrmacht. Il avait protesté. En conséquence, il n’avait plus assisté à aucun combat. Et depuis, il n’éprouvait plus aucune fierté à appartenir au nombre des conquérants du monde.
Il s’éloigna de la fenêtre pour revenir au bureau. Il ne s’intéressa pas aux photographies encadrées de sa femme et de ses deux fils mais relut le message décodé.
Le SS-Sturmbannführer Kaempffer arrive aujourd’hui avec détachement d’einsatzkommandos. Conservez position actuelle.
Pourquoi donc un major SS ? C’était une position régulière de l’armée. Les SS n’avaient rien à voir avec le donjon ou la Roumanie. Mais il y avait tant de choses qu’il ne comprenait pas dans cette guerre… Et surtout Kaempffer ! Un soldat pourri, même si c’était un SS exemplaire. Pourquoi ici ? Et pourquoi des einsatzkommandos, ces unités d’extermination à tête de mort ? Ces gros bras des camps de concentration, spécialisés dans le massacre des civils désarmés, il avait pu contempler leur œuvre devant Poznan. Que venaient-ils donc faire ici ?
Des civils désarmés… il se répéta plusieurs fois ces mots, et un petit sourire commença de plisser les coins de sa bouche.