Qu’ils viennent donc, ces SS. Woermann était désormais convaincu qu’un « civil désarmé » était à l’origine de toutes les morts survenues dans le donjon. Mais ce n’était pas du tout le genre de malheureux auquel les SS étaient habitués. Oui, qu’ils viennent. Qu’ils goûtent enfin à la terreur qu’ils prennent tant de plaisir à répandre. Qu’ils apprennent à croire à l’incroyable.
Woermann, lui, croyait. Une semaine plus tôt, il aurait éclaté de rire. Mais aujourd’hui, alors que le soleil se rapprochait de l’horizon, il croyait encore plus fermement… et il avait peur.
Tout s’était déroulé en moins d’une semaine. Il y avait eu des questions laissées sans réponses lors de leur arrivée au donjon, mais il n’avait pas eu peur. Une semaine. Pas plus, vraiment ? Il lui semblait que des éternités s’étaient écoulées depuis le jour où il avait pour la première fois posé les yeux sur le donjon…
I
ADDITIF : Le complexe de raffineries de Ploiesti possède une protection naturelle relativement bonne au nord. Le col de Dinu, qui assure le franchissement des Alpes de Transylvanie, constitue la seule menace par voie de terre, encore qu’elle soit d’ordre mineur. Ainsi qu’on l’explique plus en détail dans une autre partie du rapport, la faible densité de la population et les conditions climatiques printanières locales permettent théoriquement à des unités blindées de passer inaperçues par le sud-ouest des steppes russes avant de traverser les contreforts sud des Carpates pour emprunter ensuite le col de Dinu et déboucher à une trentaine de kilomètres au nord de Ploiesti, sans rien d’autre que du terrain plat entre elles et les champs pétrolifères.
L’importance capitale du pétrole fourni par Ploiesti exigerait l’installation d’un détachement au col de Dinu tant que l’Opération Barbarossa n’aura pas pleinement abouti. Comme nous l’avons déjà dit dans le rapport, l’ancienne forteresse plantée au milieu du col constituerait un excellent poste d’observation.
Pensif, Woermann contemplait les parois à pic qui se dressaient à plus de trois cents mètres de part et d’autre du col. Le soleil devait parcourir 30 degrés d’arc avant d’apparaître au-dessus de la paroi orientale ; il décrivait alors 90 degrés dans le ciel, puis disparaissait à l’ouest.
Les parois du col de Dinu étaient incroyablement escarpées, aussi proches de la verticale qu’une montagne peut l’être sans se déséquilibrer, avec des dalles sombres, déchiquetées, des corniches étroites, des précipices et, parfois, des amoncellements de pierres éboulées. Le gris et le brun de l’argile et du granite étaient parfois entrecoupés de taches verdâtres. Des arbres rabougris, tordus par le vent, s’accrochaient tant bien que mal à la roche comme des montagnards trop fourbus pour poursuivre leur ascension ou rebrousser chemin.
A l’arrière de son command-car, Woermann entendait le grondement des deux camions qui transportaient ses hommes ainsi que le bruit plus métallique du véhicule chargé d’armes et de vivres. Les quatre engins rampaient le long de la paroi occidentale, où une corniche rocheuse faisait office de route. Le col de Dinu était étonnamment étroit ; la largeur du défilé était en moyenne de huit cents mètres dans toutes les Alpes de Transylvanie – la dernière région explorée d’Europe. A une quinzaine de mètres en contrebas, à la droite de Woermann, le fond du défilé, plus vert et plus lisse, comportait un sentier en son centre. Il aurait été infiniment plus agréable de l’emprunter mais les ordres précisaient que les véhicules ne pourraient atteindre leur destination depuis le fond du défilé. Il fallait donc s’en tenir à la route de la corniche.
La route ! Woermann émit un ronflement. Cela n’avait rien d’une route : un sentier, une piste, peut-être, mais sûrement pas une route !
Soudain, le soleil disparut. Il y eut un roulement de tonnerre, un éclair puis à nouveau la pluie. Woermann se mit à jurer. Encore un orage. Le temps ici était épouvantable. Des trombes d’eau ne cessaient de s’abattre entre les parois rocheuses ; les torrents grondaient dans la montagne et puis, tout à coup, l’orage s’arrêtait aussi brutalement qu’il avait éclaté.
Qui pourrait bien avoir envie de vivre ici ? se demanda-t-il. Les cultures chétives subvenaient tout juste aux besoins. Les chèvres et les moutons s’en tiraient assez bien, ils se nourrissaient des herbes drues qui poussaient au fond du défilé. Mais de là à choisir de vivre dans un tel endroit !
Woermann découvrit le donjon quand la colonne éparpilla un petit troupeau de chèvres arrêtées dans un virage particulièrement serré. Il lui fit tout de suite une impression étrange quoique assez favorable. La bâtisse avait la forme d’un château mais sa petite taille interdisait de lui attribuer ce nom ; c’est pour cela qu’on la qualifiait de donjon. Elle n’avait pas de nom, ce qui était plutôt curieux ; elle était censée être vieille de plusieurs siècles mais on eût pu croire que la dernière pierre datait d’hier. En fait, sa réaction initiale fut qu’ils s’étaient trompés de route. Il ne pouvait décemment pas s’agir de la forteresse séculaire et désertée qu’ils avaient mission d’occuper.
Il fit stopper la colonne, consulta la carte et confirma que c’était bien là son nouveau poste de commandement. Il se tourna à nouveau vers l’édifice pour mieux le détailler.
Une immense dalle rocheuse saillait de la paroi occidentale du défilé ; elle était entourée d’une gorge profonde où coulait un ruisseau glacé qui semblait jaillir de l’intérieur même de la montagne. Le donjon reposait sur cette dalle. Hautes d’une bonne douzaine de mètres, ses parois de granite lisse se fondaient totalement dans l’arrière-plan rocheux – c’était là l’œuvre d’un homme pour qui la nature n’avait pas de secrets. Ce qui était le plus étonnant dans cette petite forteresse, c’était la tour unique dont les créneaux surplombaient d’une cinquantaine de mètres la gorge rocheuse. C’était cela, le donjon. Une survivance des temps passés. Une vision agréable, aussi, en ce qu’elle leur assurait des quartiers secs pendant le temps où il leur faudrait surveiller le défilé.
Mais étrange, tout de même, à cause de son air récent.
Woermann adressa un signe de tête à son voisin et replia la carte. Il s’appelait Oster et était sergent – le seul sergent placé sous le commandement de Woermann. Oster faisait aussi office de chauffeur. Il tendit le bras gauche et la voiture repartit, imitée par les trois autres véhicules. La route – ou plutôt la piste – s’élargit pour aboutir bientôt à un minuscule village niché contre la paroi faisant face au donjon.
Ils suivirent la piste jusqu’au centre du village, et Woermann décida également de rebaptiser cet amoncellement de cabanes aux murs de plâtre qui ne ressemblait en rien à un village, au sens où les Allemands entendaient ce mot. Les maisons étaient toutes de plain-pied, à l’exception de celle située le plus au nord qui avait un premier étage orné d’une enseigne. Il ne lisait pas le roumain mais il eut le sentiment que c’était une sorte d’auberge. Woermann se demanda à quoi elle pouvait bien servir – qui pourrait avoir envie de venir ici ?
La piste s’arrêtait au bord de la gorge, à quelques centaines de mètres du village. Une chaussée de bois soutenue par des colonnes de pierre franchissait le précipice large d’une soixantaine de mètres et constituait le seul lien entre le donjon et le reste du monde. Les seules autres façons d’y pénétrer seraient d’escalader les parois à pic du précipice en contrebas ou de descendre en rappel sur plus de trois cents mètres.