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L’œil avisé de Woermann évalua immédiatement la valeur stratégique du donjon. Un excellent poste de garde. On pourrait découvrir tout le défilé depuis la tour, et une cinquantaine de bons soldats pourraient repousser tout un bataillon de Russes depuis les murailles du donjon. A supposer que les Russes décident un jour d’emprunter le col de Dinu, mais qui était-il pour oser interroger le Commandement Suprême ?

Mais Woermann posait aussi un autre regard sur le donjon. Celui de l’artiste, de l’amateur de paysages… De l’aquarelle ou de la peinture à l’huile, qui pourrait reproduire le plus fidèlement cette sombre vigilance ? Le mieux était d’essayer les deux, et il aurait tout le temps au cours des mois à venir.

— Eh bien, sergent, dit-il à Oster quand ils se furent arrêtés au bord de la chaussée. Qu’est-ce que vous pensez de notre nouvelle demeure ?

— Pas grand-chose, mon capitaine.

— Faudra vous y faire. Vous y passerez certainement le restant de la guerre.

— Oui, mon capitaine.

Woermann décela une certaine sécheresse dans les réponses d’Oster. Il se tourna vers le sergent, petit homme sombre qui avait à peine plus de la moitié de l’âge de Woermann.

— De toute façon, il n’y en a plus pour très longtemps. J’ai appris en partant que la Yougoslavie s’était rendue.

— Vous auriez dû nous le dire, mon capitaine, cela nous aurait remonté le moral !

— Est-ce qu’il a besoin d’être remonté à ce point ?

— On aimerait tous mieux être en Grèce à l’heure qu’il est.

— De la viande séchée, des vins épais, des danses de sauvages… cela ne vous plairait pas.

— Mais pour se battre, mon capitaine !

— Oh, ça…

Woermann avait remarqué que son esprit facétieux s’était manifesté de plus en plus souvent au cours de l’année précédente. Ce n’était pas un trait de caractère très enviable pour un officier allemand, et plus spécialement pour lui qui avait refusé de s’inscrire au parti nazi, mais c’était sa seule défense contre la frustration croissante qu’il éprouvait devant l’évolution de la guerre et de sa propre carrière. Le sergent Oster n’était pas assez vieux pour le comprendre, mais il apprendrait avec le temps.

— Et puis, sergent, les combats seraient terminés quand vous arriveriez. Je leur donne une semaine pour se rendre.

— Nous croyons pourtant que nous pourrions en faire plus pour le Führer qu’en restant dans ces montagnes.

— Vous ne devriez pas oublier que c’est par la volonté de votre Führer que vous vous trouvez ici, répliqua Woermann, satisfait de constater qu’Oster n’avait pas prêté attention au « votre Führer ».

— Bien sûr, mon capitaine, mais quelle est notre mission ?

— Le Commandement Suprême considère le col de Dinu comme le lien direct entre les steppes de Russie et les champs pétrolifères que nous avons vus à Ploiesti, dit-il, comme s’il récitait une leçon. Si les relations entre la Russie et le Reich devaient un jour se détériorer, les Russes pourraient décider d’attaquer par surprise à Ploiesti. Sans pétrole, la mobilité de la Wehrmacht serait gravement compromise.

Oster écouta patiemment ces explications qu’il avait déjà entendues à plus de dix reprises et qu’il avait lui-même fournies à ses hommes. Woermann savait toutefois qu’il n’était pas convaincu. Comment aurait-il pu l’être, d’ailleurs ? Oster était à l’armée depuis suffisamment longtemps pour savoir qu’il était tout à fait anormal de placer un officier vétéran à la tête de quatre escouades d’infanterie sans lui adjoindre un officier moins gradé, puis de stationner tout le monde dans un coin perdu des montagnes d’un État allié. C’était un travail digne d’un officier frais émoulu.

— Mais les Russes ont leur propre pétrole, mon capitaine, et nous avons signé un traité avec eux.

— Voyons, que je suis bête ! Un traité ! Personne ne rompt plus les traités !

— Vous ne pensez pas que Staline oserait trahir le Führer !

Woermann se mordit les lèvres pour taire la réplique qui lui était venue à l’esprit : A moins que votre Führer ne le trahisse en premier. Oster n’aurait pas compris. Comme la plupart des jeunes gens nés après la guerre, il identifiait totalement les intérêts du peuple allemand avec la volonté d’Adolf Hitler. Cet homme l’inspirait, l’enflammait littéralement. Mais Woermann se sentait trop âgé pour une telle adoration. Il avait fêté ses quarante et un ans le mois dernier. Il avait vu Hitler discourir dans les brasseries, entrer à la Chancellerie, accéder à la divinité. Et il ne l’avait jamais aimé.

Bien sûr, Hitler avait donné son unité au pays, il l’avait entraîné sur la route de la victoire et du respect, et aucun bon Allemand ne pouvait le lui reprocher. Mais Woermann ne lui avait jamais fait confiance. Un Autrichien qui s’entoure de Bavarois – rien que des Méridionaux. Un Prussien tel que Woermann ne pouvait souffrir ce genre d’individus. Et puis, Woermann avait vu leur sale besogne à Poznan.

— Faites descendre les hommes, lança-t-il à Oster, sans répondre à la question qu’il lui avait posée. Inspectez la chaussée pour voir si les véhicules peuvent passer. Je vais aller jeter un coup d’œil à l’intérieur.

Woermann parcourut la chaussée, dont les planches lui parurent assez solides, mais il vaudrait tout de même mieux décharger les camions et les faire traverser l’un après l’autre.

Les lourdes portes de bois du donjon étaient grandes ouvertes, de même que la plupart des volets des fenêtres. Le donjon semblait prendre l’air. Woermann dépassa les portes et foula les cailloux de la cour. Tout était calme. Il remarqua alors une autre partie du donjon, apparemment taillée dans le roc, et qu’il n’avait pu apercevoir depuis la chaussée.

Il pivota lentement sur lui-même. La tour se dressait au-dessus de lui, les murailles grises l’entouraient de toutes parts. Et il avait l’impression de se trouver entre les pattes d’une monstrueuse créature endormie, une créature qu’il n’osait pas réveiller.

C’est alors qu’il vit les croix. Les murs de la cour étaient marqués de centaines, de milliers de croix, qui avaient toutes la même taille, la même forme étrange : le montant devait mesurer vingt-cinq centimètres environ ; aplati au sommet, il partait en pointe vers la base ; la partie transversale faisait une vingtaine de centimètres et l’extrémité de chaque bras s’incurvait légèrement vers le haut. Le plus étrange était toutefois l’emplacement des bras par rapport à la partie verticale : un tout petit peu plus haut, et les croix auraient eu l’air de T majuscules.

Woermann leur trouva quelque chose de curieux… de troublant. Il passa la main sur la surface lisse d’une des croix. Le montant était de cuivre, la partie transversale de nickel. Et le tout était soigneusement incrusté dans le bloc de pierre.

Il regarda à nouveau autour de lui. Il manquait quelque chose au paysage. Des oiseaux. Aucun pigeon ne perchait sur les murailles du donjon. En Allemagne, les châteaux étaient envahis de nuées de pigeons qui nichaient dans la moindre anfractuosité. Mais là, il n’y avait pas un oiseau sur les murailles, sur les fenêtres, sur la tour.

Il perçut un bruit et se retourna brusquement, la main sur la crosse de son Luger. Le gouvernement roumain était peut-être allié du Reich mais Woermann savait pertinemment qu’il n’en allait pas de même pour toute la population. Le Parti National Paysan, par exemple, était fanatiquement anti-allemand ; son existence était illégale mais il était toujours actif. Des groupuscules se dissimulaient peut-être dans les Alpes, dans l’attente d’abattre quelques Allemands.