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Le bruit se répéta, plus fort cette fois-ci. Des pas venaient de l’escalier, à l’arrière du donjon, et Woermann vit apparaître un homme d’une trentaine d’années vêtu d’un cojoc en peau de mouton. Il ne remarqua pas l’officier. Il tenait à la main une palette couverte de mortier ; il s’accroupit, le dos tourné à Woermann, et entreprit de reboucher les fissures de la porte.

— Qu’est-ce que vous foutez là ? s’écria Woermann, dont les ordres laissaient entendre que le château était désert.

Le maçon se releva brusquement ; la colère disparut de son visage quand il se rendit compte qu’il était en présence d’un Allemand. Il murmura quelque chose d’inintelligible, très certainement en roumain. Woermann comprit alors qu’il lui faudrait un interprète ou apprendre les rudiments de cette langue pour faciliter son séjour en ce lieu.

— Parlez allemand ! Qu’est-ce que vous faites ici ?

L’homme secoua la tête, indécis et effrayé à la fois. Il leva l’index pour lui faire signe d’attendre et cria un mot qui ressemblait à « Papa ! ».

Des volets claquèrent et un homme plus âgé arborant sur la tête un caciula de laine apparut à l’une des fenêtres de la tour. Woermann serra plus fort son Luger quand les deux Roumains échangèrent quelques mots. Puis le vieil homme cria en allemand :

— J’arrive tout de suite.

Woermann hocha la tête. Rassuré, il se dirigea vers les croix pour les examiner de nouveau. Du cuivre et du nickel… tout à fait l’aspect de l’or et de l’argent.

— Il y a seize mille huit cent sept croix incrustées dans les murs du donjon, dit derrière lui une voix à l’accent rugueux.

— Vous les avez comptées ? fit Woermann en se retournant.

L’homme devait avoir une bonne cinquantaine d’année et il existait une certaine ressemblance entre lui et le maçon. Ils portaient tous deux les mêmes vêtements de paysan ; le vieux avait en plus un chapeau de laine.

— … ou est-ce une chose que vous racontez aux touristes ?

— Je m’appelle Alexandru, dit-il en s’inclinant profondément. Mon fils et moi-même travaillons ici. Et nous ne recevons jamais de touristes.

— Eh bien, cela va changer. Mais, dites-moi, je croyais que le donjon était inoccupé.

— Il l’est le soir, quand nous repartons au village.

— Où est le propriétaire ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, fit Alexandru en haussant les épaules.

— Qui vous paye, alors ?

Woermann commençait à être exaspéré par cet individu qui ne cessait de hausser les épaules et prétendre qu’il ne savait rien.

— C’est l’aubergiste. Deux fois par an, quelqu’un vient lui donner de l’argent, inspecter le donjon et laisser des recommandations. L’aubergiste nous paye tous les mois.

— Vous n’avez pas d’ordres plus précis ?

— Non, dit Alexandru, qui se redressa pour parler d’un air calme et digne. Nous faisons tout ici. Nous avons pour instructions de maintenir le donjon en excellent état. Tout ce qu’il y a à faire, nous le faisons. Mon père a travaillé ici toute sa vie, et son père avant lui, et tous ses ancêtres. Mes fils prendront le relais.

— Vous passez tout votre temps à entretenir ces bâtiments ? Je n’arrive pas à y croire !

— Le donjon est plus grand qu’il n’en a l’air. Il y a des pièces à l’intérieur des murailles, dans les soubassements, dans le flanc de la montagne. Il y a toujours à faire.

Le regard de Woermann parcourut les murs tristes puis la cour plongés dans la pénombre bien que ce fût le début de l’après-midi. Qui avait construit ce donjon ? Et qui payait pour son entretien ? C’était absurde. L’idée lui vint alors que, à la place du constructeur, il aurait placé le donjon de l’autre côté du défilé pour qu’il fût mieux exposé à la chaleur et à la lumière du soleil. Tel qu’il était situé, la nuit devait s’abattre très tôt sur le donjon.

— Très bien, dit-il à Alexandru. Vous reprendrez vos travaux après notre installation. Vos fils et vous-même devrez toutefois vous présenter aux sentinelles en arrivant et en repartant.

Le vieux secoua la tête.

— Vous ne pouvez rester ici.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que c’est interdit.

— Par qui ?

— Ça a toujours été comme ça, dit Alexandru en haussant les épaules. Nous devons entretenir le donjon et veiller à ce que personne n’y pénètre.

— Et, bien entendu, vous y êtes toujours parvenus, dit Woermann, amusé par le sérieux de son interlocuteur.

— Non, pas toujours. Des voyageurs y ont séjourné contre notre gré. Nous n’avons pu les en empêcher, nous ne sommes pas payés pour nous battre. Mais ils ne sont jamais restés plus d’une nuit. Parfois même moins.

Woermann sourit. Il s’y attendait : un château abandonné, aussi petit fût-il, se devait d’être hanté.

Cela fournirait au moins un sujet de conversation à ses hommes.

— Qu’est-ce qui les fait fuir ? Des gémissements, des spectres qui traînent leurs chaînes ?

— Non, il n’y a pas de fantômes ici.

— Quoi, alors ? insista Woermann, amusé. Il y a eu des morts, des crimes horribles, des suicides ? Nous avons des centaines de châteaux en Allemagne, et il n’y en a pas un seul qui ne possède sa légende.

— Personne n’est mort ici, monsieur, dit Alexandru en secouant la tête. Pas que je sache, du moins.

— Dans ce cas, qu’est-ce qui fait fuir les visiteurs ?

— Ce sont les rêves, monsieur. De mauvais rêves, toujours les mêmes, à ce que je crois… On est prisonnier d’une pièce minuscule sans porte, sans fenêtre, sans lumière… c’est le noir le plus total, et il fait froid… très froid… et puis, il y a quelque chose dans le noir avec vous… quelque chose qui est encore plus froid… quelque chose qui a faim.

Woermann ne put s’empêcher de frissonner en entendant ces paroles. Il avait eu envie de demander à Alexandru s’il avait lui-même passé la nuit dans le château mais les yeux du Roumain lui avaient déjà répondu. Oui, Alexandru avait passé une nuit dans le donjon. Une seule nuit.

— Attendez ici que mes hommes aient franchi la chaussée, dit Woermann en se reprenant. Ensuite, vous me ferez visiter.

Alexandru paraissait totalement désemparé mais il parvint à dire avec beaucoup de dignité :

— Herr Capitaine, il est de mon devoir de vous informer qu’aucun locataire n’est admis dans le donjon.

Woermann sourit, sans dérision ni condescendance. Il comprenait le devoir et respectait ceux qui s’y tenaient.

— Votre avertissement a été entendu mais vous vous trouvez en présence de l’armée allemande : son pouvoir est infiniment supérieur au vôtre et vous devez par conséquent vous écarter. Considérez-vous comme dégagé de vos obligations.

Cela dit, Woermann fit demi-tour et se dirigea vers le portail.

Il n’avait toujours pas vu d’oiseaux. Est-ce qu’ils rêvaient, eux aussi ? Est-ce qu’ils nichaient une seule nuit avant de s’en aller à tout jamais ?

Le command-car et les trois camions traversèrent la chaussée et se rangèrent dans la cour sans le moindre incident. Les hommes suivirent à pied pour déposer leur paquetage individuel puis s’en retournèrent chercher le matériel et la nourriture, les générateurs et les armes antitanks.

Le sergent Oster supervisa le déchargement et Woermann accompagna Alexandru pour effectuer une visite rapide des lieux. Il ne cessait de s’étonner des croix de bronze et de nickel disposées à intervalles réguliers dans les blocs de pierre. Et les pièces elles-mêmes… il semblait y en avoir partout, dans les murailles qui ceignaient la cour, sous la cour, à l’arrière, dans la tour de garde. La plupart étaient de petite taille, mais toutes étaient absolument vides.