— D’emprisonnement ? Mais il a dit à Papa… C’est encore un mensonge ?
— Oui. Rasalom n’a pas bâti ce donjon, ainsi qu’il l’a raconté. Il ne s’y est pas non plus caché. Ce donjon avait pour but de le retenir prisonnier… pour l’éternité. Mais qui aurait pu prévoir que cette vieille bâtisse aurait un jour une importance militaire, et que quelqu’un briserait le sceau de sa prison ? Si jamais il parvient à se libérer et à errer dans le monde…
— Mais il est libre à présent !
— Non, pas encore. Là aussi, il a menti. Il voulait que ton père le croie mais il est toujours bloqué dans le donjon grâce à ceci.
Il repoussa la couverture et montra à Magda l’extrémité de son arme.
— La garde qui s’adapte à cette lame est la seule chose que Rasalom redoute sur cette terre, la seule qui le supplante et peut l’enchaîner. Cette garde est la clef qui l’enferme dans le donjon. La lame seule ne sert à rien mais les deux morceaux peuvent le détruire une fois réunis.
Magda secoua la tête. Cela devenait par trop incroyable !
— Mais la garde ? Où se trouve-t-elle ? A quoi ressemble-t-elle ?
— Elle est représentée à plusieurs milliers d’exemplaires sur les murs du donjon.
— Les croix !
Magda sentit son esprit chavirer. Les croix ! C’était pour cela que la partie transversale était placée si haut ! Elle les avait vues pendant des années et n’avait jamais soupçonné la vérité ! Et si Molasar – ou Rasalom, comme elle commençait à l’appeler – était vraiment à l’origine de la légende du vampire, sa peur de la représentation de l’épée s’était transformée dans le peuple en une terreur de la croix !
— La garde est enterrée dans les profondeurs du donjon et Rasalom demeurera prisonnier aussi longtemps qu’elle résidera entre ces murailles.
— Il n’a qu’à creuser la terre et s’en emparer.
— Il ne peut la toucher ni même s’en approcher de trop près.
— Dans ce cas, il est prisonnier pour l’éternité !
— Non, fit Glenn d’une voix très faible. Il y a ton père.
Magda aurait voulu hurler mais elle en était tout à fait incapable. Elle était littéralement pétrifiée par la calme explication de Glenn.
— Voilà comment j’explique ce qui s’est passé, dit-il après un long moment de silence. Rasalom a été relâché la nuit même de l’arrivée des Allemands. Il lui restait suffisamment d’énergie pour en tuer un. Il a dû projeter de les massacrer l’un après l’autre pour se nourrir de cette agonie quotidienne et de la terreur qui ne cessait de grandir chez les vivants. Il a pris soin de ne pas en tuer trop à la fois – les officiers, surtout – de crainte qu’ils ne quittent le donjon. Il espérait probablement qu’une de ces trois éventualités se réaliserait : les Allemands seraient si effrayés qu’ils dynamiteraient le donjon, le libérant alors à tout jamais ; ou bien ils feraient venir d’autres renforts, ce qui lui permettrait d’acquérir toujours plus de forces et de développer la peur parmi les hommes ; enfin, il espérait trouver chez les vivants un innocent corruptible.
— Papa, fit Magda si faiblement que c’en était à peine audible.
— Ou toi-même. D’après ce que tu m’as dit, c’est à toi que Rasalom a commencé par s’intéresser. Mais le capitaine t’a fait venir à l’auberge et il a dû se rabattre sur ton père.
— Il aurait pu se servir d’un soldat !
— La corruption d’une âme innocente est pour lui plus importante que mille assassinats. Les soldats ne représentaient pas un morceau de choix. Vétérans de la campagne de Pologne, ils avaient été fiers de tuer pour leur Führer. Quant aux renforts – des sbires des camps de la mort ! Il n’y avait rien à dépraver chez ces créatures. Si l’on excepte la terreur et la douleur qu’il leur inspirait, les Allemands n’avaient qu’un intérêt très limité et ne pouvaient lui servir que de terrassiers.
— Des terrassiers ?
— Oui, pour creuser le sous-sol du donjon. Les bruits que tu as entendus quand ton père t’a chassée – ce devait être un groupe de soldats morts qui regagnaient leur tombe provisoire.
Des cadavres qui marchent… c’était une idée grotesque, trop fantastique pour qu’on pût même l’envisager. Et pourtant, il y avait eu ces deux morts qui avaient surgi dans la chambre du major.
— S’il dispose du pouvoir de faire se mouvoir les morts, pourquoi ne peut-il obliger l’un d’eux à ramasser la garde de l’épée ?
— C’est impossible. La garde annule son pouvoir. Un cadavre qu’il anime s’écroulerait à la seconde même où il la saisirait. Ton père sera donc celui qui emportera la garde loin du donjon, ajouta-t-il au bout d’un instant.
— Mais, dès que Papa touchera la garde, Rasalom ne perdra-t-il pas le contrôle qu’il exerce sur lui ?
— Tu dois comprendre qu’il travaille pour Rasalom de son plein gré, avec enthousiasme, dit-il d’un air triste. Ton père pourra manipuler cet objet sans danger.
— Mais Papa n’en sait rien ! Pourquoi ne lui as-tu rien dit ?
— Parce que c’était son combat, pas le mien. Et puis, je ne pouvais prendre le risque de faire savoir à Rasalom que je me trouvais ici. De toute façon, ton père ne m’aurait pas cru – il préfère me haïr. Rasalom a exécuté sur lui un travail exceptionnel, il est parvenu à détruire en lui tous ses nobles sentiments pour ne laisser que les aspects négatifs de sa personnalité.
C’était la vérité. Magda avait pu constater cette dégradation de ses propres yeux.
— Tu aurais pu l’aider !
— Peut-être, quoique j’en doute. Ton père devait lutter contre lui-même autant que contre Rasalom. Il a réussi en fin de compte à trouver en Rasalom la réponse à tous ses problèmes. Rasalom a commencé par la religion de ton père. Il a prétendu redouter la croix, ce qui a poussé ton père à douter de tout son héritage spirituel. Ensuite, il t’a secourue pour que ton père devienne son débiteur. Puis il a promis de mettre un terme aux exactions des nazis et de sauver ton peuple. Enfin, il a fait disparaître tous les symptômes de la maladie dont ton père souffrait depuis des années. Rasalom a fait de lui un esclave qui s’empressera d’obéir à tous ses ordres. Celui que tu appelais « Papa » est à présent l’instrument grâce auquel s’effectuera la libération du plus grand ennemi de l’humanité.
Glenn parvint à se redresser.
— Je dois arrêter Rasalom une fois pour toutes !
Magda était effondrée. Elle se rendait maintenant compte de la façon dont Rasalom avait manipulé Papa, et mesurait les conséquences de l’acceptation de Papa.
— Dans un monde qui a engendré Hitler et la Garde de Fer, que peut donc faire Rasalom qui n’ait encore été fait ?
— Tu n’as donc rien compris ? dit-il avec colère. Une fois Rasalom libéré, Hitler paraîtra doux comme un agneau !
— Il ne peut pas y avoir plus mauvais qu’Hitler ! s’écria-t-elle. C’est impossible !
— Magda, ne comprends-tu pas que l’espoir existe toujours avec un homme comme Hitler ? Ce n’est qu’un mortel. Demain ou dans trente ans, il mourra ou sera assassiné. Il mourra ! Il ne contrôle qu’une petite partie du monde. Il semble invincible mais il lui faut encore affronter la Russie. L’Angleterre le défie. Et puis, il y a l’Amérique – l’Allemagne de Hitler ne pourra rien contre elle le jour où elle décidera d’entrer vraiment dans le conflit. Tu vois, l’espoir existe toujours en ces heures sombres.
Magda hocha la tête. Les paroles de Glenn allaient dans le sens de ses propres sentiments. Elle n’avait jamais perdu espoir.
— Oui, mais Rasalom.