— Je te l’ai déjà dit, Rasalom se repaît de la misère humaine. L’humanité n’a jamais connu de pareilles épreuves. Tant que la garde de cette épée demeurera au donjon, Rasalom sera non seulement assigné à résidence, en quelque sorte, mais également isolé de ce qui se passe dans le monde. Transporte cette garde, et tout se précipitera vers lui au même instant – la mort, la misère, la boucherie de Buchenwald, de Dachau, d’Auschwitz et des autres camps de la mort, toute la monstruosité de la guerre moderne. Il absorbera cela comme une éponge et deviendra extraordinairement puissant. Son pouvoir sera alors une insulte à l’imagination.
« Cela ne le satisfera pas pour autant. Il voudra aller encore plus loin. Il parcourra le monde, massacrant les chefs d’État et semant la confusion dans les gouvernements pour transformer les peuples en meutes apeurées. Quelle armée pourrait s’opposer aux légions de morts qu’il est capable de lever ?
« Alors, ce sera le chaos, et la véritable horreur débutera. Pire qu’Adolf Hitler, dis-tu ? Eh bien, imagine la terre entière devenue un camp de la mort ! »
— C’est impossible ! dit à nouveau Magda, épouvantée par le tableau d’apocalypse que lui brossait Glenn.
— Pourquoi donc ? Tu crois que les volontaires manqueront pour s’occuper du bon fonctionnement des camps de la mort de Rasalom ? Les nazis ont prouvé qu’il existe une multitude d’hommes enthousiastes à l’idée de massacrer leurs semblables. Tu as vu de tes propres yeux ce qui est advenu aux villageois. Tout ce qu’il y avait de mauvais en eux est remonté à la surface. Ils ne connaissent plus que la haine, la colère et la violence.
Glenn s’arrêta un instant pour reprendre son souffle puis il poursuivit :
— Je te le dis, Magda, l’espoir ne sera plus jamais possible une fois Rasalom libéré. Il sera intouchable… invincible… immortel ! Dans le passé, cette épée a toujours réussi à le tenir en respect. Mais aujourd’hui, dans l’état où se trouve le monde, Rasalom sera trop fort pour que cette épée et sa garde puissent quoi que ce soit contre lui. Il ne doit jamais quitter sa prison !
Magda comprit que Glenn souhaitait se rendre au donjon.
— Non ! cria-t-elle en jetant les bras autour de son cou. Tu ne peux y aller ! Tu es encore trop faible et il te détruira ! Personne d’autre ne peut donc te remplacer ?
— Non, personne. Il n’y a que moi. Je suis comme ton père, je dois lutter seul. Et puis, c’est ma faute si Rasalom existe encore.
— Comment cela ?
Il ne répondit pas, mais Magda insista.
— D’où vient Rasalom ?
— C’était un homme… jadis. Mais il a décidé de servir les puissances des ténèbres et cela l’a changé à tout jamais.
— S’il a choisi les « puissances des ténèbres », dit-elle, la gorge serrée, qui as-tu choisi ?
— D’autres puissances.
Il tentait de lui résister mais elle voulait savoir.
— Les puissances du Bien ?
— Peut-être.
— Depuis combien de temps ?
— Je l’ai fait toute ma vie.
— Pourquoi dis-tu…
Elle hésita un instant, redoutant d’entendre la réponse à sa question.
— Pourquoi dis-tu que c’est ta faute, Glenn ?
Il détourna les yeux.
— Je ne m’appelle pas Glenn mais Glaeken. Je suis aussi âgé que Rasalom. Et c’est moi qui ai construit le donjon.
Cuza n’avait pas revu Molasar depuis qu’il était descendu dans la fosse pour récupérer le talisman. Il avait parlé de faire payer les Allemands qui avaient osé franchir les portes de son domaine, puis il avait disparu. Et les cadavres s’étaient remis en mouvement pour suivre la créature fantastique qui les commandait.
Cuza était donc seul, avec les rats, le talisman, dans le froid et la pénombre. Il aurait aimé quitter les sous-sols. Une seule chose importait, toutefois : bientôt, tous les hommes, officiers et simples soldats, seraient morts. Bien sûr, assister à l’agonie de Kaempffer l’aurait empli de joie. Mais il devait attendre le retour de Molasar.
Il entendit des pas. Il braqua sa torche vers l’entrée de la salle et découvrit le major Kaempffer s’approchant de lui. Cuza poussa un cri de surprise et faillit tomber à la renverse dans la fosse ; puis il remarqua les yeux vitreux, la face impassible, et comprit que le SS était mort. Derrière lui venait Woermann, mort également, une corde autour du cou.
— J’ai pensé que vous aimeriez les voir, dit Molasar, qui arriva derrière eux. Surtout celui qui se proposait de construire le camp de la mort destiné à nos compatriotes valaques. Il me faut maintenant m’occuper du seigneur Hitler et de ses laquais. Mais d’abord, mon talisman. Vous devez le mettre à l’abri dans les montagnes. Ce n’est qu’après que je pourrai consacrer mon énergie à débarrasser le monde de notre ennemi commun.
— Oui ! dit Cuza dont le cœur battait la chamade. Il est là !
Il sauta dans le trou, mit le talisman sous son bras et remonta la pente. Molasar recula de quelques pas.
— Enveloppez-le, dit-il. Ses métaux précieux pourraient attirer l’attention d’un gêneur.
— Ne craignez rien, dit Cuza en ramassant le papier d’emballage et le tissu grossier, je ferai le paquet dès que j’aurai regagné ma chambre. Je veillerai à ce…
— Couvrez-le tout de suite !
Cuza s’étonna de la véhémence de Molasar. Il n’aimait pas qu’on lui parle sur ce ton mais, après tout, son interlocuteur n’était pas un homme ordinaire.
— Très bien, soupira-t-il.
Il s’agenouilla au fond de la fosse et emballa soigneusement le talisman.
— Bien, dit la voix au-dessus de lui.
Molasar avait fait le tour de la fosse et se trouvait maintenant à l’opposé de l’entrée du tunnel.
— Dépêchez-vous. Je pourrai partir pour l’Allemagne dès que je saurai mon talisman en sécurité.
Cuza se hâta de sortir du trou et se mit à courir dans le couloir pour se diriger vers l’escalier. Un jour nouveau allait naître, pour lui, pour son peuple, mais aussi pour le monde tout entier.
— C’est une longue histoire, Magda… une histoire éternelle. Et je crains de ne plus avoir le temps de te la raconter.
Sa voix vibrait, comme répercutée par les parois d’une grotte. Il avait affirmé que Rasalom précédait le judaïsme… puis qu’il était aussi âgé que Rasalom. C’était impossible ! L’homme qu’elle aimait ne pouvait être un survivant de quelque siècle éloigné ! Il était bien réel ! Humain ! C’était un être de chair et de sang !
Glenn essaya de se lever et s’appuya pour ce faire sur la pointe de son épée. Il se mit à genoux mais ne put se redresser complètement.
— Qui es-tu ? dit-elle, les yeux fixés sur lui comme si elle le découvrait pour la première fois. Et qui est Rasalom ?
— Cette histoire a débuté il y a bien longtemps, dit-il, le corps couvert de sueur. Bien avant les pharaons, bien avant la Babylonie, avant même la Mésopotamie. Il existait une autre civilisation, un autre âge.
— Le Premier Age, dit Magda. Tu m’en as déjà parlé.
Cette théorie ne lui était pas étrangère. Elle l’avait trouvée mentionnée de temps à autre dans les diverses revues auxquelles Papa était abonné. Cette hypothèse obscure voulait que toute l’histoire connue ne représente que le Second Age de l’humanité ; auparavant, une grande civilisation s’était développée en Europe et en Asie – certains prétendaient même qu’elle incluait les continents disparus de Mu et de l’Atlantide – mais le monde avait été détruit au cours d’une catastrophe généralisée.
— C’est une idée fantaisiste, fit Magda sur la défensive. Tous les archéologues et les historiens de réputation l’ont condamnée.