Magda se serra très fort contre lui. Elle aurait voulu le garder auprès d’elle, à l’écart du donjon.
Après un long silence, il lui murmura à l’oreille :
— Aide-moi à me lever, Magda. Je dois arrêter ton père.
Magda savait qu’elle devait lui obéir même si elle tremblait pour lui. Elle le prit par le bras et tenta de le soulever mais ses genoux fléchirent et il s’affala à terre. Fou de rage, il martela la terre de ses poings.
— Il me faut encore attendre !
— Je vais y aller, moi, dit Magda presque malgré elle. Je peux voir mon père au portail.
— Non, c’est trop dangereux !
— Je peux lui parler. Il m’écoutera.
— Il a perdu la raison. Il n’écoutera que Rasalom.
— Il n’y a pas de meilleure solution.
Glaeken demeura silencieux.
— Tu vois bien que je dois y aller.
Elle s’efforçait de paraître calme et décidée mais, en fait, elle était terrorisée.
— Ne franchis pas le seuil, dit Glaeken d’un ton ferme. Quoi que tu fasses, ne pénètre pas dans le donjon. C’est le domaine de Rasalom à présent !
Je le sais, pensa Magda qui courait déjà en direction de la chaussée. Et je ne peux pas laisser Papa sortir du donjon avec la garde de cette épée !
Cuza avait envisagé d’éteindre sa torche une fois arrivé dans la cave mais toutes les ampoules électriques avaient sauté. Le couloir, cependant, n’était pas entièrement obscur. Les représentations du talisman scellées dans la pierre luisaient faiblement. La lueur se ravivait à son approche puis diminuait après son passage.
Theodor Cuza se trouvait dans une sorte d’état second. Le surnaturel ne lui avait jamais été aussi proche. Il n’aurait plus jamais la même vision du monde ou de sa propre existence. Comme il avait été mesquin, aveuglé par des œillères… Mais aujourd’hui, un univers nouveau s’offrait à lui !
Il serra contre sa poitrine le talisman et se sentit encore plus proche du surnaturel… tout en s’éloignant davantage de son Dieu. Mais qu’avait-il fait pour ce peuple qu’il avait élu ? Combien de milliers, de millions d’hommes étaient morts en invoquant son nom sans jamais obtenir une réponse ?
Cette réponse serait bientôt formulée, enfin, et Theodor Cuza en serait en partie responsable.
Son triomphe personnel éclaterait bientôt. Il allait pouvoir faire quelque chose, agir utilement contre les Nazis. Pourtant, un sentiment de malaise prenait naissance en lui. Comme si tout n’était pas aussi parfait.
La forme du talisman préoccupait Cuza, elle s’apparentait trop à celle de la croix que Molasar redoutait tant. Et puis, pourquoi ne s’en chargeait-il pas lui-même ? Pourquoi avait-il insisté pour que lui, Cuza, l’emporte sur-le-champ ? Si cet objet avait tant d’importance pour Molasar, si c’était vraiment la source de sa puissance, pourquoi ne lui trouvait-il pas personnellement une cachette ?
Lentement, méthodiquement, Cuza gravit les dernières marches de l’escalier débouchant sur la cour. Une lumière grisâtre baignait le donjon. Le jour allait se lever. Le jour ! C’était donc cela ! Molasar ne pouvait se déplacer en pleine lumière et avait donc besoin de quelqu’un qui en fût capable. La lumière expliquait tout, balayait ses moindres doutes !
Les yeux de Cuza s’adaptèrent à la lumière. De l’autre côté de la cour parsemée de cadavres, il vit une silhouette dressée. Une des sentinelles était parvenue à échapper au carnage ! Puis il constata que la silhouette était trop petite et trop mince pour être celle d’un soldat allemand.
C’était Magda. Fou de joie, il s’élança vers elle.
Immobile au seuil du donjon, Magda contemplait la cour. Le silence y était absolu. Des nappes de brouillard flottaient au ras du sol. Çà et là gisaient les vestiges du combat : parois des camions criblées de balles, pare-brise éclatés, générateurs fumants. Tout était figé. Elle se demanda alors quelle horreur pouvait se cacher sous le brouillard épais de près d’un mètre.
Elle se demanda aussi ce qu’elle faisait là, grelottante dans la fraîcheur du jour qui allait poindre, à attendre Papa qui tenait peut-être dans ses mains l’avenir du monde. Elle était plus tranquille à présent et pouvait réfléchir sans contrainte à ce que Glenn – ou Glaeken – lui avait révélé. Et le doute s’insinuait dans son esprit. Les paroles chuchotées dans la nuit perdent de leur vigueur à l’approche du jour. Elle avait cru Glenn alors qu’il lui murmurait à l’oreille ou la regardait droit dans les yeux. Mais maintenant qu’elle était loin de lui, seule… elle ne savait plus très bien quoi penser.
C’était complètement fou, cette histoire de puissances invisibles… la Lumière… le Chaos… leur lutte pour la domination de l’humanité ! Quelle absurdité ! C’était digne des divagations d’un mangeur d’opium !
Et pourtant…
… il y avait Molasar – ou Rasalom – quel que fût son véritable nom. Il n’avait rien d’un fantasme. Il était certainement plus qu’humain et dépassait tout ce qu’elle avait pu imaginer ou connaître personnellement. Molasar était le mal incarné. Elle l’avait compris à l’instant même où il l’avait touchée.
Il y avait aussi Glaeken – en supposant que ce fût bien là son vrai nom. Il ne paraissait pas mauvais mais peut-être était-il fou. En tout cas, il était bien réel, même s’il possédait une épée capable d’émettre des lueurs et de guérir des blessures d’une incroyable gravité. Même, aussi, s’il ne possédait pas de reflet.
Si quelqu’un était fou dans cette histoire, c’était peut-être elle.
Mais non, elle n’était pas folle. Et si l’avenir du monde se jouait dans ces montagnes perdues, qui croire ? Rasalom, qui de son propre aveu avait été emprisonné pendant cinq siècles et s’apprêtait maintenant à mettre un terme aux atrocités des nazis ? Ou ce rouquin qui était devenu l’amour de sa vie mais lui avait menti sur tant de points – sur son nom, même – et que son père accusait d’être l’allié des Allemands ?
Qui suis-je donc pour que m’échoie un tel dilemme ?
La confusion régnait partout et il lui fallait choisir. Mais qui ? Ce père en qui elle avait eu une confiance aveugle, toute sa vie durant, ou cet étranger qui lui avait révélé une part d’elle-même qu’elle ne soupçonnait même pas ? Décidément, ce n’était pas juste !
Elle soupira. Mais qui a dit que la vie était juste ?
Elle devait se prononcer. Très vite.
Elle se souvint alors de l’avertissement de Glenn : Quoi que tu fasses, ne pénètre pas dans le donjon. C’est le domaine de Rasalom à présent. Mais elle savait qu’elle devait franchir le seuil fatal et éprouver le mal de l’intérieur. Cela l’aiderait à décider.
Elle prit une profonde inspiration et serra les poings. Son corps était couvert de sueur. Elle ferma les yeux et passa le portail du donjon.
Le mal se rua littéralement sur elle, plus puissant que jamais. Elle sentit son estomac se tordre, son cœur cogner contre sa poitrine. Elle eut envie de fuir mais s’obligea à ne pas céder à cette bourrasque maléfique qui s’abattait sur elle. L’air même qu’elle respirait venait confirmer ce qu’elle avait toujours pensé : rien de bon ne sortirait jamais de cette bâtisse.
A présent, elle devait trouver Papa. Et l’arrêter s’il portait la garde d’une épée.
Quelque chose bougea de l’autre côté de la cour.
Papa arrivait par l’escalier de la cave. Il regarda autour de lui puis l’aperçut et se mit à courir vers elle. Ses vêtements étaient souillés de terre. Il tenait sous le bras un paquet grossièrement emballé.