Rasalom s’arrêta à quelques mètres d’elle pour étendre les bras comme des ailes. Au bout d’un instant, Magda vit la nappe de brouillard se soulever par endroits. Des mains jaillirent, avec des doigts qui semblaient la désigner, puis ce furent des bras, des torses et des têtes monstrueuses. Pareils à des champignons nés de l’ordure, les cadavres des soldats allemands se dressaient tout autour d’elle.
Elle pouvait voir leur corps mutilé, leur gorge déchirée, leurs yeux révulsés. Elle aurait dû être terrorisée. Mais elle serrait la garde contre elle. Glaeken lui avait affirmé qu’elle pouvait annuler les pouvoirs de Rasalom, et elle le croyait.
Les corps prirent place de part et d’autre de Rasalom avant de s’immobiliser.
Peut-être redoutent-ils la garde ! se dit Magda, le cœur battant. Peut-être ne peuvent-ils plus avancer !
Elle perçut alors un étrange bruissement autour des pieds des soldats. Elle baissa les yeux et découvrit des formes brunes et grises qui s’agitaient en tous sens. Des rats ! Le dégoût l’envahit et elle ne put s’empêcher de reculer.
Elle pouvait tout affronter : Rasalom, les morts vivants – tout sauf les rats !
Elle vit un sourire se dessiner sur le visage de Rasalom et comprit qu’elle réagissait exactement comme il l’avait espéré. Lentement, la distance qui la séparait du seuil du donjon diminuait. Elle aurait voulu résister mais ses jambes semblaient ne plus lui obéir.
Les pierres sombres de l’arche se profilaient au-dessus d’elle. Encore un ou deux mètres, et elle franchirait le portail… et Rasalom serait libre, à tout jamais !
Magda ferma les yeux. Je ne dois plus bouger… je dois résister… voilà ce qu’elle ne cessait de se répéter – quand quelque chose lui frôla la cheville. Un corps furtif, velu. Puis un autre. Puis un autre encore. Elle se mordit la lèvre pour ne pas hurler. La garde n’avait aucun pouvoir sur eux ! Les rats l’assaillaient l’un après l’autre, et ils allaient bientôt la submerger !
Elle rouvrit les yeux. Rasalom s’était rapproché pour mieux poser sur elle ses yeux insondables. La légion des morts s’était déployée autour de lui, et les rats formaient les premières lignes. Il les obligeait à avancer toujours un peu plus, à courir entre ses jambes. La garde de l’épée ne me protège pas ! Elle voulut s’enfuir, et puis elle se ravisa. Les rats l’encerclaient mais ils ne l’attaquaient pas, comme si son contact les effrayait. La garde ! Rasalom perdait tout pouvoir sur eux dès l’instant où ils l’effleuraient !
Magda rassembla tout son courage et demeura sur place.
Rasalom avait dû comprendre ce qui se passait. D’un geste de la main, il anima les cadavres.
Les corps formèrent un mur de chair qui, bientôt, se referma sur elle. Il n’y avait rien dans leurs mouvements qui pût révéler un sentiment de haine à son égard. Ils avançaient, mécaniquement, maladroitement, les yeux révulsés et le visage impassible. Vivants, leur souffle se serait mêlé au sien. Mais ce n’était rien de plus que de la chair morte qui, par endroits, entrait déjà en putréfaction.
Un cadavre s’écroula sur elle, puis un second, l’obligeant chaque fois à reculer de quelques centimètres. Magda comprit alors quelle était la tactique de Rasalom : puisque la terreur n’avait aucun effet sur elle, il l’obligeait physiquement à sortir du donjon en la poussant peu à peu vers le portail fatidique.
Presque malgré elle, Magda brandit la garde de l’épée et décrivit un vaste cercle tout autour d’elle. Le métal heurta les cadavres les plus proches. Aussitôt, des lumières vives éclatèrent à la surface de la chair morte, des fumerolles acides s’en échappèrent et, dans un spasme ultime, les corps s’affaissèrent comme des marionnettes dont on a coupé les fils.
Dans un sursaut d’énergie, Magda fit un pas en avant, levant plus haut la garde de l’épée, touchant de nouveaux cadavres qui, comme les précédents, s’écroulaient foudroyés.
Rasalom lui-même paraissait sur le point de battre en retraite.
Un léger sourire se dessina sur les lèvres de Magda.
Enfin, elle avait une arme efficace, et elle allait s’en servir !
Mais le regard de Rasalom se porta soudain sur sa gauche, et elle chercha à découvrir ce qui avait bien pu attirer son attention.
Papa ! Il avait repris conscience et s’agrippait aux blocs de pierre de l’arche pour se redresser. Du sang coulait sur son visage.
— Toi ! s’écria Rasalom, le doigt tendu vers Papa. Prends-lui le talisman ! Elle a rejoint nos ennemis !
Magda vit son père secouer la tête et un espoir fou l’envahit.
— Non, dit Papa d’une voix mourante, si cet objet qu’elle détient est vraiment la source de votre pouvoir, vous n’avez pas besoin de moi pour le récupérer ! Prenez-le vous-même !
Elle n’avait jamais été aussi fière de son père qu’en cet instant ! Les larmes aux yeux, elle le vit braver Rasalom en un suprême effort.
— Ingrat ! siffla Rasalom, le visage déformé par la colère. Tu m’as trahi après tout ce que j’ai fait pour toi ! Que la maladie s’abatte à nouveau sur toi !
Papa tomba à genoux en gémissant. Ses mains prirent une teinte blanchâtre, ses doigts se déformèrent. En un instant, son corps se recroquevilla et il roula à terre en hurlant de douleur.
— Papa !
Folle de terreur, elle s’élança vers lui pour le protéger des rats qui, en une seconde, s’étaient retournés contre lui. Avec des cris stridents ils mordaient toutes les parties de son pauvre corps. Pareilles à des rasoirs, leurs dents déchiraient sa chair. Malgré son dégoût, Magda les frappait furieusement de la garde de l’épée, suppliant, sanglotant, implorant Dieu du plus profond de son âme.
Tout près de son oreille, la voix de Rasalom retentit, plus lugubre que jamais :
— Jette cet objet de l’autre côté du portail et tu le sauveras ! Jette-le et il vivra !
Magda aurait voulu l’ignorer mais, en son for intérieur, elle savait que Rasalom avait gagné la partie. Elle ne pouvait laisser cette horreur se perpétrer – Papa allait être dévoré vivant par cette vermine, et elle ne pouvait rien pour lui !
Si, il y avait encore un espoir, puisque les rats ne s’attaquaient pas à elle. Elle se coucha sur le corps de son père, la garde serrée contre sa poitrine.
— Il va mourir ! répétait la voix pleine de haine. Il va mourir et tu seras la seule responsable ! La seule, tu entends ? Il te suffirait de peu.
La voix grave de Rasalom se changea soudain en un cri de rage et de terreur.
— Toi !
Magda leva la tête. Blême, souillé de son propre sang, Glaeken était apparu au portail du donjon.
— Je savais que tu viendrais.
Magda n’avait jamais été si heureuse de voir quelqu’un. Mais son allure trahissait sa faiblesse extrême. C’était un miracle qu’il fût parvenu à franchir la chaussée, et il ne réussirait jamais à combattre Rasalom dans cet état.
Pourtant, il était là, et il avait apporté la lame de l’épée. Il lui tendit la main. Les mots n’étaient plus nécessaires entre eux. Elle savait pourquoi il était venu et ce qu’elle devait faire à présent. Elle abandonna le corps de Papa et plaça la garde dans la main de Glaeken. Rasalom poussa un hurlement mais Glaeken ne s’en préoccupa pas. Il sourit à Magda puis, d’un geste précis, il emboîta l’épée dans la garde.
C’était comme si l’univers tout entier explosait. Il y eut un bruit terrible et un éclair de lumière plus vif que le soleil à son solstice. Une boule de feu d’un éclat insupportable jaillit de l’arme fantastique pour balayer tout le donjon.