Le brouillard se dissipa en un instant, les rats s’enfuirent en piaillant dans tous les sens. Les cadavres tombèrent en poussière comme des épis de blé desséchés.
Même Rasalom reculait en se protégeant le visage des deux mains.
Le véritable maître du donjon était enfin de retour.
Puis la boule de feu perdit de son intensité avant de disparaître dans l’épée dont elle était issue. Magda resta quelque temps aveuglée puis vit à nouveau normalement. Les vêtements de Glaeken étaient toujours déchirés et ensanglantés mais l’homme avait retrouvé toute sa puissance. La fatigue, les blessures, tout s’était évanoui. Son regard terrible exprimait toute sa résolution, et Magda était heureuse de trouver en lui un allié. Tel était l’homme qui, pendant des éternités, avait mené le combat de la Lumière contre le Chaos… tel était l’homme qu’elle aimait.
Glaeken brandissait devant lui l’arme formidable enfin reconstituée. Les yeux étincelants, il se tourna vers Magda et inclina la tête.
— Sois remerciée, ma bien-aimée, dit-il doucement. Je te savais courageuse mais ta hardiesse a dépassé toutes mes espérances.
Magda ne put s’empêcher de rougir devant un tel éloge. Ma bien-aimée… il m’a appelée sa bien-aimée…
Glaeken tendit la main en direction de Papa.
— Porte-le de l’autre côté du portail, je veillerai à ta sécurité.
Magda jeta un coup d’œil circulaire. Les restes des cadavres inondaient le sol. Mais Rasalom avait disparu.
— Je le trouverai, dit Glaeken, mais je veux d’abord te savoir à l’abri.
Magda s’agenouilla et prit Papa sous les aisselles avant de le tirer vers la chaussée. Il respirait très faiblement et son corps était ensanglanté d’un millier de morsures.
— Au revoir, Magda.
C’était la voix de Glaeken. Elle leva la tête pour lire dans ses yeux une tristesse infinie.
— Au revoir ? Mais où vas-tu donc ?
— Je vais mettre un terme à une guerre qui aurait dû s’achever depuis bien longtemps, fit-il d’une voix brisée par l’émotion. Je te souhaite…
— Tu vas revenir, n’est-ce pas ? cria-t-elle en proie à une terreur soudaine.
Mais il ne lui répondit pas. Déjà Glaeken s’élançait vers la cour.
— Glaeken !
Il s’engouffra dans la tour. Et le cri de Magda se changea en un long gémissement.
— Glaeken !
XXIX
La tour était plongée dans le noir. C’était bien plus qu’une simple obscurité – c’étaient les ténèbres que seul Rasalom pouvait engendrer. Glaeken y pénétra mais il n’était pas totalement démuni. Son épée runique projetait des lueurs bleu pâle, et les représentations de la garde incrustées dans la muraille répondaient à la présence du modèle original en émettant une lumière blanche et jaune dont les lentes pulsations semblaient suivre le rythme de quelque cœur gigantesque.
Glaeken courut jusqu’au deuxième étage avant de s’arrêter, tous les sens en alerte. L’air était chargé de danger. Rasalom l’attendait, quelque part au-dessus de lui.
Soudain, il sentit les blocs de pierre du palier se mettre à vibrer. Il ne savait pas ce que signifiait ce phénomène et n’en connaissait pas la cause, mais une chose était certaine : il lui fallait fuir.
Il avait à peine atteint les marches menant au troisième étage qu’un fracas épouvantable retentit derrière lui. Toute la partie inférieure de l’escalier s’était écroulée, et des nuages de poussière s’élevaient des décombres.
Il se plaqua contre le mur pour reprendre son souffle. Il était clair que cet effondrement n’avait rien de naturel. Rasalom en était l’auteur, mais dans quel but agissait-il ainsi ?
Il était tout près du troisième étage quand il sentit quelque chose frôler son visage. De la terre. Sans réfléchir, il se colla à la paroi. Un énorme bloc de pierre passa à quelques centimètres de lui pour rejoindre l’éboulis situé en contrebas.
Que cherchait donc Rasalom ? Avait-il le moindre espoir de le blesser ? C’était absurde, puisque l’un et l’autre savaient que leur ultime confrontation était désormais inévitable.
Le troisième étage était désert. Tout était immobile et personne ne semblait se tapir dans l’obscurité. Mais à nouveau, la tour se mit à trembler. Le palier fut secoué comme par une main invisible, des moellons d’une taille énorme furent projetés en tous sens avant de sombrer dans le gouffre béant.
Peut-être Rasalom espérait-il ensevelir Glaeken sous des tonnes de pierres, jusqu’au jour où un villageois viendrait fouiller les décombres et découvrir l’épée runique. Il la sortirait du donjon pour l’emporter chez lui et, alors, Rasalom serait enfin libre de déferler sur le monde. C’était une possibilité, mais Glaeken était persuadé que Rasalom avait une autre idée en tête.
Magda vit Glaeken disparaître dans la tour. Elle éprouva un instant le désir de s’élancer à sa poursuite mais Papa avait besoin d’elle, plus que jamais. Le cœur brisé, elle détourna ses pensées de Glaeken pour se consacrer aux blessures de son père.
Son état était des plus graves. Le sang ruisselait littéralement sur son corps et formait une flaque qui s’étalait sur les poutres de la chaussée.
Soudain, il ouvrit tout grands les yeux et lui présenta un visage d’une pâleur infinie.
— Magda, fit-il, d’une voix mourante.
— Ne parle pas, économise tes forces…
— Cela ne sert plus à rien… Pardonne-moi…
— Tais-toi !
Elle se mordit la lèvre. Il ne va pas mourir, c’est impossible !
— Je dois parler. Après, il sera trop tard.
— Ne dis pas…
— Je voulais que la paix revienne, c’est tout. Je ne te voulais pas de mal. Il faut que tu saches…
Un bruit épouvantable la fit sursauter. On eût dit que le donjon tout entier se mettait à vaciller. Horrifiée, Magda vit des nuages de poussière s’échapper des fenêtres du deuxième et du troisième étage de la tour. Glaeken !
— Je ne suis qu’un vieil imbécile, dit Papa d’une voix quasi imperceptible. J’ai renié ma foi et tout ce qui m’était le plus cher au monde, y compris toi-même, ma fille. Et tout cela à cause de ses mensonges. J’ai même causé la mort de celui que tu aimes.
— Ne t’en fais pas, dit-elle. L’homme que j’aime est toujours vivant ! Il est dans la tour et il va mettre un terme à toutes ces horreurs.
Papa s’efforça de lui sourire.
— Je lis dans tes yeux tout ce que tu ressens pour lui… si un jour tu as des fils…
Il y eut un autre bruit, plus fort que le précédent, et la tour s’enveloppa de nuées de poussière. Quelqu’un se profilait au sommet du donjon. Magda baissa les yeux vers son père : son regard était vide, sa poitrine immobile.
— Papa ?
Elle le secoua par les épaules, pressa sa poitrine, lui serra la main.
— Papa ! Réveille-toi, je t’en prie ! Réveille-toi !
Elle se souvint de la haine qu’elle avait éprouvée à son égard, la nuit dernière. Et maintenant… elle aurait donné n’importe quoi pour qu’il l’écoute, ne fût-ce qu’une seule minute, pour qu’il l’entende dire qu’elle le pardonnait, qu’elle l’aimait et le respectait, que rien n’avait changé entre eux ! Papa ne pouvait pas mourir sans savoir !
Glaeken ! Oui, Glaeken trouverait une solution ! Elle se tourna vers le donjon et vit qu’il n’y avait plus une mais deux silhouettes dressée au bord du parapet.