Glaeken s’élança jusqu’au cinquième étage tout en évitant les blocs qui ne cessaient de tomber dans la cage de l’escalier. Il découvrit Rasalom debout au bord du toit. En contrebas, le col de Dinu était encore enfoui dans la brume ; à l’horizon de l’est, la crête des montagnes flamboyait déjà sous les rayons du soleil levant.
Rasalom était de dos, complètement immobile. Glaeken s’approcha lentement de lui, l’arme à la main. Mais l’autre ne se retourna pas.
Il se contenta de lui adresser la parole, utilisant pour ce faire la Langue Oubliée :
— Voici donc que nous nous retrouvons, barbare.
Glaeken ne répliqua pas. Il préférait nourrir sa haine, attiser le feu de sa colère en pensant à ce que Rasalom avait fait subir à Magda. La haine lui était nécessaire pour assener le coup de grâce. Cinq siècles plus tôt, il avait faibli au moment suprême et avait emprisonné Rasalom au lieu de l’abattre. Cela ne se reproduirait pas. Leur guerre éternelle allait trouver une fin.
— Approche, Glaeken, dit Rasalom d’un ton qui se voulait conciliant. Il me semble que l’heure fatidique a sonné.
— Oui, siffla Glaeken entre ses dents.
Il regarda vers la chaussée et vit la silhouette minuscule de Magda agenouillée auprès de son père blessé à mort. La fureur le submergea et il parcourut les derniers pas qui le séparaient de Rasalom, l’épée levée comme pour le décapiter.
— Une trêve ! s’écria Rasalom, le visage décomposé.
— Il n’en est pas question !
— La moitié d’un monde ! Je t’offre la moitié d’un monde, Glaeken ! Nous nous partagerons cette terre, tu pourras garder avec toi tous ceux que tu désires, et moi, je prendrai l’autre moitié !
Glaeken abaissa puis brandit plus haut son arme.
— C’en est fini des demi-mesures !
Rasalom attaqua alors Glaeken sur son point le plus sensible.
— Tue-moi et tu scelleras ton propre destin !
— Où cela est-il écrit ? s’écria Glaeken, qui sentit toutefois sa volonté vaciller.
— Cela n’a pas besoin d’être écrit ! C’est évident ! Tu ne continues à exister que pour t’opposer à moi. Élimine-moi et tu supprimeras ta raison d’être. Ma mort sera la tienne !
Oui, c’était évident. Glaeken avait redouté cet affrontement dès l’instant où, à Tavira, il avait pris conscience de la libération de Rasalom. Malgré tout, il n’avait pu s’empêcher d’espérer que la mort de Rasalom ne serait pas un acte suicidaire.
Mais c’était un espoir bien futile. Il devait voir la vérité en face. Le choix que lui proposait Rasalom était des plus clairs : frapper maintenant et disparaître, ou envisager une trêve.
Pourquoi pas ? La moitié d’un monde valait toujours mieux que la mort. Il serait vivant, et il aurait Magda à ses côtés…
Rasalom avait dû deviner ses pensées.
— Tu sembles aimer cette fille, dit-il, les yeux tournés vers la chaussée. Tu pourrais la garder auprès de toi. C’est un brave petit insecte, n’est-ce pas ?
— C’est donc tout ce que nous sommes pour toi, des insectes ?
— « Nous », dis-tu ? Es-tu romantique au point de te croire encore des leurs ? Nous sommes bien au-delà de tout ce qu’ils pourraient jamais espérer ! Nous devrions nous unir et nous partager le monde au lieu de nous livrer cette guerre ridicule !
— Je ne me suis jamais éloigné des hommes et j’ai toujours tenté de vivre comme eux.
— Tu sais bien que tu n’es pas un homme ordinaire ! Ils meurent alors que tu continues de vivre ! Tu ne peux pas être l’un d’eux ! Demeure ce que tu es – un être supérieur ! Soyons alliés et nous les dominerons. Tue-moi, et nous mourrons tous les deux !
Glaeken hésita. Si au moins il disposait d’un peu plus de temps pour réfléchir. Il voulait se débarrasser de Rasalom, une fois pour toutes. Mais il ne voulait pas mourir. Surtout après avoir trouvé Magda. L’idée de la laisser seule lui était insupportable.
Et puis, les mots de Magda lui revinrent en mémoire : Je savais que tu viendrais.
Malgré lui, Glaeken avait abaissé son arme, et un sourire hideux s’était dessiné sur les lèvres de Rasalom. Mais maintenant, sa résolution était prise. Pour Magda !
Il dressa très haut son arme, mais c’est à cet instant précis que le soleil levant apparut au-dessus des montagnes. Son éclat soudain l’aveugla. Et Rasalom plongea vers lui.
En un éclair, Glaeken comprit pourquoi Rasalom avait cherché à le retarder dans l’escalier du donjon et pourquoi il s’était montré si bavard. Il avait attendu que le soleil projette ses feux pour se jeter sur lui. Et cet instant était venu.
Glaeken ne pouvait pas bouger. Il lui était impossible de faire un bond de côté et il ne pouvait pas davantage reculer. Le précipice s’ouvrait à quelques centimètres de lui. Tout ce qui lui était permis, c’était d’abattre son arme pour frapper à mort Rasalom. Le reste n’avait plus d’importance.
Rasalom le heurta de toutes ses forces en pleine poitrine. Il se sentit déséquilibré et entraîné dans le vide mais il ne pensa qu’à son épée. Et d’un coup formidable, il en enfonça la pointe entre les omoplates de Rasalom. Il poussa un hurlement de douleur et de rage tout en tentant de se redresser, mais il était trop tard. L’un et l’autre basculèrent dans le ravin.
Le cri de Rasalom s’interrompit brusquement pendant leur chute vers les rochers perdus dans la brume. Ses yeux sombres, incrédules, se posèrent sur Glaeken. Même maintenant, Rasalom refusait d’admettre qu’il allait mourir. Pourtant, l’épée runique dévorait son corps et son essence. Sa peau se mit à blanchir, à se dessécher, à se décomposer. Et ce ne fut bientôt plus qu’un amas de poussière que déjà le vent emportait.
A l’instant d’entrer dans la nappe de brouillard, Glaeken se tourna vers la chaussée. Il entrevit le visage épouvanté de Magda, leva une main en signe d’adieu.
Puis il s’écrasa sur les rochers.
Folle de douleur, Magda s’élança sur la chaussée. Glaeken était tombé, Glaeken était mort ! Mon Dieu, c’est impossible, Papa et puis maintenant, Glaeken !
Arrivée au bout de la chaussée, elle dévala la pente qui menait au ravin. Il avait survécu une fois – cela pouvait bien se reproduire ! Je vous en supplie, mon Dieu ! Elle courut sur les pierres sans se préoccuper des ronces et des arêtes vives qui lui déchiraient les jambes. Les cailloux roulaient sous ses pieds et elle glissait à chaque pas, mais cela ne faisait rien.
Le soleil n’était pas encore très haut mais sa chaleur dissipait progressivement le brouillard. Elle accéléra l’allure, tant bien que mal, se forçant à ne pas penser au corps de Papa qui gisait sur la chaussée, là-haut, seul à tout jamais.
Haletante, elle franchit le ruisseau pour gagner la base de la tour. Là, elle chercha frénétiquement parmi les blocs rocheux quelque signe de vie. Mais elle ne trouva rien.
— Glaeken ?
Sa voix rauque résonnait lugubrement.
— Glaeken ?
Pas de réponse.
Et pourtant, il fallait bien qu’il fût ici !
Quelque chose brillait à terre, à quelques mètres d’elle. Elle courut et vit que c’était l’épée… du moins, ce qu’il en restait. La lame s’était brisée en fragments innombrables ; parmi eux, la garde, terne, grisâtre. Une étrange alchimie s’était produite. L’or et le métal s’étaient changés en plomb. Et Magda comprit que l’épée ne servirait plus jamais à rien puisque était atteint le but pour lequel elle avait été conçue.