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L’horreur venait de commencer.

III

TAVIRA, PORTUGAL
Mercredi 23 avril
2 heures 35 GMT

Le rouquin s’éveilla en sursaut. Le sommeil l’avait abandonné, subitement, et il ne comprit d’abord pas pourquoi. La journée avait été rude – la mer était grosse, les filets s’étaient engagés —, il s’était couché à l’heure habituelle et aurait dû dormir jusqu’aux premières lueurs. Malgré cela, après quelques heures, il était debout, alerte. Pourquoi ?

Et puis, il comprit tout.

Le visage dur, il frappa à deux reprises le sable frais sur lequel reposait son lit. Il y avait de la colère dans son geste, mais aussi une certaine résignation. Il avait espéré que ce moment ne viendrait jamais, il s’était répété qu’une telle chose était impossible mais, maintenant qu’elle était là, il comprit qu’elle avait toujours été inévitable.

Il se leva puis, vêtu en tout et pour tout d’un caleçon, se mit à arpenter la chambre. Il avait un visage lisse, égal, mais le teint olivâtre de sa peau jurait avec la couleur rousse de ses cheveux ; ses épaules couturées de cicatrices étaient puissantes, sa taille svelte. Il se déplaçait avec une grâce féline à l’intérieur de la petite cabane, ramassant des vêtements pendus à des crochets et des objets personnels posés sur la table voisine de la porte, tout en réfléchissant à l’itinéraire qu’il emprunterait pour se rendre en Roumanie. Il jeta ensuite ses affaires sur le lit, les enveloppa dans la couverture rouge et ficela le tout.

Il enfila une veste et un pantalon vague puis mit sur son épaule la couverture et prit une petite bêche avant de sortir dans les dunes. Il n’y avait pas de lune, et l’air frais de la nuit avait un goût salé. Les vagues de l’Atlantique roulaient en sifflant sur le rivage. Il se dirigea vers l’intérieur de la dune et se mit à creuser. A plus d’un mètre de profondeur, la bêche heurta quelque chose de dur. Le rouquin s’agenouilla pour déblayer le sable de ses mains. En quelques mouvements nerveux, il extirpa du trou une boîte protégée par de la toile cirée ; elle avait une forme étrange, et mesurait près d’un mètre cinquante de longueur, vingt-cinq centimètres de largeur et seulement trois centimètres d’épaisseur. Il s’arrêta un instant pour la contempler. Il en était presque venu à penser qu’il n’aurait plus jamais à la rouvrir. Il la posa alors à côté de lui et continua de creuser pour découvrir une ceinture à porte-monnaie étonnamment lourde et enveloppée elle aussi d’une toile cirée.

Il passa la ceinture à sa taille, sous sa chemise, et prit la boîte sous son bras. La brise du littoral gonflait ses cheveux. Il parcourut la dune jusqu’à l’endroit où Sanchez avait amarré son bateau, suffisamment loin du bord, pour que la marée ne l’emporte pas. Un homme consciencieux, ce Sanchez. Et un bon patron. Le rouquin avait eu du plaisir à travailler pour lui.

Il fouilla dans le compartiment avant du bateau à la recherche des filets qu’il jeta sur le sable. Ils y furent bientôt rejoints par la boîte à outils, d’où il avait préalablement retiré un marteau et des clous. Il s’approcha du pieu auquel était retenu le bateau et sortit de sa ceinture quatre pièces d’or de cent couronnes autrichiennes. Sa ceinture renfermait bien d’autres pièces d’or, de tailles et de nationalités différentes : roubles russes, schillings autrichiens, dollars américains, ducats tchèques, et bien d’autres encore. Il allait devoir dépendre de cet or pour réussir à traverser la Méditerranée en pleine guerre.

En quelques coups de marteau, il transperça les pièces et les fixa au pieu. Elles permettraient à Sanchez de se payer un nouveau bateau. Meilleur que celui-ci.

Il détacha l’amarre, tira le bateau sur la vague, sauta dedans et se saisit des avirons. Dès qu’il eut franchi les brisants et hissé la voile unique, il mit le cap à l’est, sur Gibraltar, et s’autorisa un dernier regard vers le petit village qui avait été le sien au cours de ces dernières années. Les villageois ne l’avaient jamais accepté mais ils avaient su reconnaître ses qualités de travailleur. Le travail était une chose qu’ils respectaient, et c’était le travail qui lui avait permis de rester mince après de trop nombreuses années passées à la ville.

Oui, la vie était rude, ici, mais il aurait préféré travailler deux fois plus dur que de devoir se rendre là où il allait. Ses poings se serraient quand il pensait à la rencontre qu’il allait devoir faire. Mais personne d’autre ne pouvait y aller à sa place.

Il ne pouvait se permettre aucun retard. Il lui fallait atteindre la Roumanie aussi vite que possible et parcourir pour cela 2 300 milles en Méditerranée.

Mais, dans un coin de son esprit, somnolait l’idée selon laquelle il n’arriverait peut-être pas à temps… qu’il était peut-être même déjà trop tard. Et c’était là une éventualité trop horrible pour qu’il l’envisageât sérieusement.

IV

LE DONJON
Mercredi 23 avril
4 heures 35

Woermann s’éveilla en sueur en même temps que tous les autres occupants du donjon. Ce n’était pas à cause des longs hurlements de Grunstadt – Woermann était bien trop loin pour les entendre. Non, quelque chose d’autre l’avait arraché de son sommeil… l’impression qu’il se déroulait des événements affreux…

Après un instant de trouble, Woermann enfila sa tunique et son pantalon puis il dévala l’escalier de la tour. Les hommes quittaient les dortoirs et se rassemblaient dans la cour pour écouter ces hurlements qu’on eût dit venus d’ailleurs. Il dépêcha trois hommes vers la porte menant aux caves. Au moment où il arriva en haut des marches, deux des hommes revinrent vers lui, blêmes, tremblants.

— Il y a un cadavre en bas, dit l’un deux.

— Qui est-ce ? demanda Woermann, en les repoussant pour se rendre compte par lui-même.

— Je crois que c’est Lutz, mais je n’en suis pas très sûr. Il n’a plus de tête !

Un cadavre en uniforme l’attendait dans le couloir central. Il reposait sur le ventre, à moitié enfoui sous un éboulis de pierre. Décapité. En fait, la tête n’était pas tranchée, comme lors d’une exécution à la hache ou à la guillotine, mais arrachée, de sorte que des artères et une vertèbre tordue saillaient de la chair déchiquetée du cou. Un autre soldat était assis non loin de là, les yeux écarquillés mais vides fixés sur le trou dans le mur. Woermann s’approcha de lui mais, soudain, le soldat poussa un long cri modulé qui lui glaça le sang.

— Soldat, qu’est-ce qui s’est passé ici ? demanda Woermann, mais l’autre ne réagit pas.

Woermann l’empoigna alors par les épaules et le secoua, mais il paraissait ne pas se rendre compte de la présence de son supérieur. Il semblait s’être réfugié en lui-même pour échapper au reste du monde.

Les autres hommes pénétrèrent dans le couloir pour voir ce qui s’était passé. Woermann s’arma de courage et se pencha sur le corps décapité afin de fouiller les poches. Le portefeuille contenait une carte d’identité au nom du soldat Hans Lutz. Il avait déjà vu des cadavres, des victimes de la guerre, mais celui-ci était différent. Il le troublait plus que tout autre. Les morts des champs de bataille étaient, en quelque sorte, impersonnels ; celui-ci ne l’était pas. La mort avait frappé, horrible, mutilatrice, de façon purement gratuite. Et une question prenait forme dans son esprit : Est-ce ce qui arrive quand on cherche à s’emparer d’une des croix du donjon ?