Seulement, le doute commençait à le tenailler, maintenant.
Peut-être ses ravisseurs entendaient-ils seulement le laisser pourrir là, mais il craignait de n’avoir pas la force d’y pourrir longtemps. Il s’affaiblissait de jour en jour et, dût le geôlier ne pas le faire périr de diète d’ici là, la brutalité des sévices le rendrait tôt ou tard sérieusement malade. Encore quelques nuits à grelotter de faim et de froid, et il ne manquerait pas, au surplus, de se laisser à son tour fasciner par l’azur…
L’obsédait aussi l’ignorance de ce qui se passait au-delà des murs (tant pis pour le terme impropre !) de sa cellule. Dès l’annonce de sa capture, son père avait sûrement dépêché des estafettes. Peut-être son frère menait-il même, dès à présent, des troupes dans les montagnes de la Lune ? A moins qu’il ne marchât plutôt contre Winterfell… Hormis les gens du Val, quiconque soupçonnait-il seulement où Catelyn Stark l’avait emmené ? Et comment Cersei réagirait-elle en l’apprenant ? Le roi pouvait exiger sa libération, mais quel cas ferait-il des avis de sa femme ? Tyrion connaissait trop bien les sentiments de Robert à l’endroit de sa sœur pour se bercer de la moindre illusion. Surtout avec l’actuelle Main… !
Cependant, si Cersei parvenait à conserver une once de sang-froid, elle saurait exiger de son mari qu’il le juge en personne, et Eddard Stark lui-même n’y pourrait rien redire sans compromettre l’honneur du roi. Un pareil procès, Tyrion se fût réjoui d’en courir les risques. Les Stark pouvaient bien déposer sur son seuil tous les crimes du monde, encore devraient-ils prouver leurs allégations, et ils en seraient fort en peine, apparemment ! Libre à eux de porter l’affaire devant le Trône de Fer et l’assemblée des lords, ils courraient à leur perte, voilà tout. Mais Cersei serait-elle assez futée pour le comprendre ? Ça…
Tyrion Lannister poussa un soupir accablé. Sans être dépourvue totalement d’astuce, d’une espèce d’astuce médiocre, sa sœur se laissait toujours obnubiler par sa vanité. Quitte à ressentir violemment l’outrage, elle n’en saisirait pas l’aubaine. Quant à Jaime…, Jaime était encore pire, avec sa violence, son esprit buté, sa folle irascibilité. A quoi bon dénouer ce qu’il pouvait trancher d’un coup d’épée, n’est-ce pas ?
Cela dit, lequel d’entre eux pouvait bien avoir expédié le sbire pour faire taire le petit Stark ? Et avaient-ils véritablement trempé dans la mort de lord Arryn ? En admettant l’assassinat de ce dernier, la chose, autant en convenir, avait été finement, rondement menée : des gens de cet âge, il en mourait impromptu chaque jour. Mais armer le dernier des rustres d’un poignard volé contre Brandon Stark, là, c’était d’une balourdise qui passait l’entendement.
Justement. Tout bien pesé, la singularité ne résidait-elle pas dans le contraste… ?
Un frisson lui parcourut l’échine. Il tenait là un sale soupçon. Celui que, dans cette jungle, il y avait d’autres fauves que le lion et le loup-garou. Et que, sauf erreur, quelqu’un le manipulait, lui, l’utilisait pour couvrir ses griffes. Tout ce que Tyrion Lannister pouvait exécrer.
Il lui fallait sortir d’ici, et vite. Et comme ses chances de maîtriser physiquement Mord étaient nulles, qu’il ne pouvait non plus compter sur personne pour lui procurer une échelle de corde de six cents pieds, sa liberté, la parole seule la lui rendrait. Puisque sa grande gueule l’avait fourré là, du diable si elle n’était pas capable de l’en tirer… !
Ignorant de son mieux l’inclinaison du sol et ses invites si sournoises à l’appel du vide, il se hissa debout pour marteler le guichet. « Mord ! appela-t-il,Mord ! à moi ! » Malgré tout son tapage, une bonne dizaine de minutes s’écoula avant qu’il ne perçût des traînements de pieds. Les gonds couinèrent, il recula d’un pas.
« Du boucan ? » grogna le geôlier, l’œil injecté de sang. Nouée autour de son poing monstrueux pendait une courroie de cuir.
Ne jamais montrer qu’on a peur, s’enjoignit Tyrion. « Ça te dirait, de devenir riche ? » demanda-t-il.
Aussitôt, Mord frappa. D’un revers somme toute indolent, mais le cuir n’en cingla pas moins assez cruellement Tyrion au bras pour le faire grincer des dents. « Boucle-la, nabot, intima-t-il d’un ton menaçant.
— De l’or, dit Tyrion, jouant les affables, il y a des monceaux d’or, à Castral Roc… » Abattue d’un coup droit, cette fois, de plein fouet, la courroie l’atteignit en sifflant si violemment aux reins, « Aïïieee… ! » qu’il se retrouva à genoux, prostré. « Aussi riche que les Lannister, Mord…, haleta-t-il, le dicton, tu… »
Avec un grondement, la brute assena, cette fois, le coup en pleine figure, et la douleur fut telle qu’en rouvrant les yeux Tyrion se découvrit gisant à terre. Il ne gardait aucun souvenir de sa chute, mais ses oreilles bourdonnaient encore, et il avait la bouche pleine de sang. A tâtons, il chercha un point d’appui pour se redresser, et ses doigts agrippèrent… le vide. Il retira sa main aussi vite que s’il s’était ébouillanté, retint son souffle autant que possible. Il était tombé sur l’extrême bord de la corniche, à quelques pouces de l’azur.
« ’ t’ chose à dire ?» A deux mains, Mord fit claquer malicieusement la courroie et, le voyant sursauter, s’esclaffa.
Il n’osera pas me flanquer par-dessus bord, tâcha désespérément de se persuader Tyrion, tout en rampant à reculons, Catelyn Stark me veut vivant, il n’osera pas me tuer. D’un revers de manche, il torcha le sang qui maculait ses lèvres, sourit et dit : « Rude, celui-là, Mord. » L’autre loucha, perplexe. Etait-ce de l’ironie? « Je saurais utiliser, moi, un homme de ta force… » Instantanément, la courroie vola vers lui, mais il fut à même de l’esquiver, cette fois, suffisamment du moins pour qu’elle porte à faux, voilà tout, sur l’épaule. « De l’or, répéta-t-il, poursuivant sa retraite en crabe, plus d’or que tu n’en verras jamais ici de ta vie. Assez d’or pour acheter des terres, des femmes, des chevaux…, pour devenir un seigneur. Lord Mord. » Il se racla la gorge et cracha dans le ciel un gros caillot de sang et de mucosités.
« T’as pas d’or », souffla le geôlier.
Mais c’est qu’il écoute… ! songea Tyrion. « On m’a allégé de ma bourse, lors de ma capture, mais cet or m’appartient toujours. Si Catelyn Stark ne rechigne pas à faire un prisonnier, jamais elle ne s’abaisserait à le dépouiller. L’honneur s’y oppose. Aide-moi, tout l’or est à toi. » La courroie vint à nouveau le pourlécher, mais sans grande conviction, comme d’une lippe un peu moqueuse, un peu dédaigneuse, alanguie. Il la saisit, l’immobilisa. « Et tu ne courras aucun risque. Je te demande simplement de délivrer un message… »
D’une saccade, Mord libéra son fouet. « Message ? » répéta-t-il, comme s’il se trouvait en présence d’un terme inconnu. La défiance ravinait profondément son front.
« Tu m’as bien entendu, lord Mord. Un message. Pour ta maîtresse. Il suffit de le lui transmettre. De lui dire… » Lui dire quoi, au fait? Qu’est-ce qui pourrait bien amener la Lysa à résipiscence? Il eut une brusque inspiration. « … lui dire que je souhaiterais confesser mes crimes. »