Au murmure qui, peu à peu, envahissait la grande salle, Tyrion se vit partie gagnée. Il était de haute naissance, il était le fils du plus puissant seigneur de tout le royaume, il était le frère de la reine. On ne pouvait lui refuser un procès en bonne et due forme. Alors que les gardes en manteau bleu ciel s’avançaient déjà pour l’emmener, ser Vardis les avait arrêtés d’un geste et, du regard, consultait lady Arryn.
Laquelle tordit sa bouche en cul-de-poule en un sourire exaspéré. « Les lois du roi sont formelles : celui qui, traduit en justice, est reconnu coupable des crimes dont on l’accuse, celui-là doit payer de son sang. Nous n’entretenons pas de bourreau aux Eyrié, messire Lannister. Faites ouvrir la porte de la Lune, ser Vardis. »
A ces mots, la presse s’écarta comme par enchantement devant un vantail étroit qui, sis entre deux colonnettes de marbre, arborait, ciselé dans la blancheur du bois de barral, un croissant lunaire. Et ceux des spectateurs qui s’en trouvaient le plus près reculèrent encore lorsque deux gardes s’engouffrèrent dans la brèche humaine. Après que l’un de ces derniers eut retiré les lourdes barres de bronze qui le bloquaient, l’autre l’ouvrit vers l’intérieur. Aussitôt, le vent se rua sur leurs manteaux bleu ciel, les happa en hurlant comme pour les leur arracher. Au-delà béait, vertigineux, le firmament nocturne, clouté çà et là d’étoiles glacées, dédaigneuses.
« Voici la justice du roi », déclara la lady Arryn. Fustigée par le courant d’air, la flamme des torches flottait le long des murs et se déployait à la manière de banderoles. Par intermittence en dégouttait la poix.
« Si tu m’en crois, Lysa, intervint Catelyn, parmi les tourbillons de la bise noire, c’est de la folie. »
Sa sœur l’ignora. « Vous réclamez donc un procès, messire Lannister ? un procès vous aurez, soit. Mon fils va écouter ce que vous tenez à dire pour votre défense, et vous entendrez son verdict. Alors, vous serez libre de prendre congé… par l’une ou l’autre de ces portes. » Elle respirait la satisfaction, remarqua Tyrion, qui n’eut garde de s’en étonner. Avec son débile de fils pour juge, qu’avait-elle à craindre d’un pareil procès ? Il jeta un coup d’œil vers leur maudite porte de la Lune. Je veux le voir voler, Mère, avait dit le gosse. A combien d’hommes ce sale morveux avait-il déjà fait prendre leur essor par là ?
« Je vous remercie, bonne dame, dit-il poliment, mais je ne vois pas qu’il soit indispensable de déranger lord Robert. Les dieux sont témoins de mon innocence. Je m’en remets à leur équité plutôt qu’au jugement des hommes. Qu’un combat singulier tranche le différend. »
Un éclat de rire unanime salua sa réclamation. La grande salle des Arryn en était secouée depuis les voûtes jusqu’aux fondations. Lord Nestor suffoquait, reniflait, ser Willis s’étranglait, ser Lyn Corbray gloussait, les autres se tordaient, s’époumonaient à gorge déployée, sanglotaient sans retenir leurs larmes. De ses doigts brisés, Marillion pinçait au petit bonheur sur sa harpe neuve des accords hilares. Dès qu’elles franchissaient la porte de la Lune, les bourrasques de bise elles-mêmes semblaient métamorphoser leurs mugissements en sifflets goguenards.
Le regard liquide de la Lysa s’était troublé, cependant. Tyrion l’avait bel et bien prise à contre-pied. « C’est assurément votre droit », reconnut-elle.
Le jeune chevalier dont le surcot portait la vipère verte s’avança sur ce, mit genou en terre. « Daignez m’accorder la faveur, madame, d’être votre champion.
— L’honneur m’en devrait échoir, s’interposa lord Hunter. Eu égard à l’affection que je portais à lord Arryn, permettez-moi de venger sa mort.
— En tant que grand intendant du Val, se précipita ser Albar Royce à son tour, mon père a servi loyalement lord Jon. Accordez-moi la même grâce en faveur de son fils.
— Les dieux ont beau seconder le défenseur des justes causes, intervint ser Lyn, il advient souvent toutefois que la fortune penche au profit de la plus fine lame. Et nul n’ignore, ici, se rengorgea-t-il, modeste, qui est celle-ci. »
Sur-le-champ s’en récrièrent une douzaine d’autres, à qui mieux mieux, dans l’espoir de se faire entendre. Dont fut fort déconfit Tyrion. Comment tant d’étrangers pouvaient-ils avec tant d’ardeur désirer le tuer, lui, lui qu’ils n’avaient jamais vu ? Son plan serait-il, après tout, beaucoup moins malin qu’escompté ?
La Lysa leva la main pour imposer silence à tous. « Soyez remerciés par ma voix, messires, aussi chaleureusement que par mon fils lui-même s’il était des nôtres. Les Sept Couronnes seraient fort en peine de fournir un seul chevalier aussi brave et loyal que tous ceux du Val. Que ne puis-je en ceci vous satisfaire tous. Hélas, il me faut choisir. » Elle fit un geste. « Ser Vardis Egen, mon mari vous considérait à juste titre comme son bras droit. C’est vous qui serez notre champion. »
Il s’était bizarrement abstenu jusqu’alors. « Madame, dit-il d’un ton grave en ployant le genou, veuillez m’épargner. La besogne ne me tente pas. Cet homme n’est pas un guerrier. Regardez-le. Un nain, qui m’arrive à peine à la ceinture, et mal assuré sur ses jambes. Je me déshonorerais en l’assassinant et en nommant cela “justice”. »
Oh, succulent ! songea Tyrion. « Bien vu », approuva-t-il.
La Lysa le considéra fixement. « Vous réclamiez un combat singulier…
— Certes. Et je réclame un champion, tout comme vous vous en êtes adjugé un. Mon frère se fera un plaisir de prendre mon parti, j’en réponds.
— Votre inestimable Régicide se trouve à des centaines de lieues, jappa-t-elle.
— Expédiez-lui un oiseau. Je me ferai un plaisir d’attendre l’arrivée de Jaime.
— Vous affronterez ser Vardis. Dès demain.
— Toi, chanteur, répliqua-t-il en se tournant vers Marillion, veille a bien spécifier, dans la ballade que vont t’inspirer ces événements, par quel stratagème lady Arryn dénia au nain le droit de choisir un champion et le contraignit, bancal, inapte et bleu de coups, à combattre la fleur de ses chevaliers.
— Mais je ne te dénie rien ! s’emporta la lady Lysa d’une voix suraiguë. Nomme ton champion, Lutin…, si tu crois quiconque, ici, susceptible de mourir pour toi.
— Vous jouez sur le velours, dame. J’aurais plus tôt fait de trouver quelqu’un pour me tuer, ici. » Il promena son regard par toute la salle. Nul n’esquissa l’ombre d’un geste en sa faveur. Et il commençait à se demander sérieusement s’il n’avait pas commis là la pire des gaffes quand, enfin, vers l’arrière, se produisit comme une bousculade.
« J’assumerai la défense du nain ! » clama Bronn.
EDDARD
Un vieux rêve le hantait, un rêve où s’enchevêtraient les manteaux blancs de trois chevaliers, la couche de Lyanna, sanglante, une tour depuis longtemps ruinée.
A ses côtés chevauchaient dans son rêve, ainsi qu’ils avaient fait dans la réalité, ses amis. Le fier Martyn Cassel, père de Jory ; le fidèle Théo Wull ; l’écuyer de feu Brandon Stark, Ethan Glover ; ser Mark Ryswell, aussi modéré de langage que courtois de cœur ; le pontonnier Howland Reed ; lord Dustin, sur son puissant étalon rouge. Mais quoique leurs visages lui fussent, à l’époque, aussi familiers que le sien propre, il n’est jusqu’aux souvenirs que l’on s’était juré de n’oublier jamais qui ne s’estompent au fil des ans. Et tous ces hommes tendrement aimés se réduisaient dans son rêve à de simples ombres, à des spectres brumeux montés sur des chevaux de brume.