La colère empourprait sa mère. « Les dieux ont trouvé malin de proclamer son innocence, mon enfant. Cela nous oblige à le relâcher. » Elle força le ton. « Gardes ! emmenez messire Lannister et son… acolyte hors de ma vue. Escortez-les à la Porte Sanglante et libérez-les. Veillez à ce qu’on leur fournisse suffisamment de chevaux et de provisions pour atteindre le Trident, et assurez-vous qu’on leur restitue ponctuellement leurs armes et leurs biens. Ils en auront le plus grand besoin, sur la grand-route.
— La grand-route… », répéta Tyrion Lannister.
Lysa s’accorda l’ombre d’un sourire de satisfaction. Elle venait de prononcer là, comprit soudain Catelyn, une espèce inédite d’arrêt de mort. Le Lutin ne pouvait non plus s’y méprendre. Il gratifia néanmoins lady Arryn d’une révérence narquoise. « A vos ordres, madame, dit-il. Le trajet, si je ne m’abuse, nous est familier. »
JON
« De ma vie je n’ai entraîné des zéros pareils ! proclama ser Alliser Thorne quand ils se furent tous rassemblés dans la cour. Vos pattes méritaient tout au plus la pelle, pas l’épée, et, n’était que de moi, vous iriez tous tant que vous êtes garder les pourceaux. Mais j’ai appris, la nuit dernière, que Gueren est en route avec cinq nouveaux. Ça fera jamais, quoi, qu’un ou deux culs dignes que j’y pisse, mais faut de la place. J’ai décidé de refiler huit d’entre vous au lord Commandant. Pour quoi foutre, ses oignons. » Et, là-dessus, d’appeler : « Crapaud. Cap-de-roc. Aurochs. Galantin. Pustule. Ouistiti. Ser Butor. » Enfin, il se tourna vers Jon. « Et le Bâtard. »
Comme Pyp lançait son épée en l’air avec un ouahouou ! retentissant, il fixa sur lui un regard vipérin. « On vous décernera dorénavant le titre d’hommes de la Garde de Nuit, mais vous seriez encore plus stupides que ce pitre de Ouistiti si vous croyiez que c’est arrivé. Vous n’êtes encore que des morveux, vous puez le vert et l’été, vous crèverez comme des mouches, l’hiver venu. »
Sur ce viatique, ser Alliser Thorne prit congé d’eux en tournant les talons.
Les garçons qui demeuraient sous sa férule entourèrent les huit élus pour les féliciter parmi les rires et les jurons. Du plat de son épée, Halder flanquait des claques aux fesses de Crapaud, vociférant : « Crapaud, de la Garde de Nuit ! » En hennissant qu’un frère noir avait forcément un coursier, Pyp enfourcha Grenn aux épaules, et ils roulèrent à terre avec force tonneaux, bourrades, ululements. Dareon s’était précipité dans l’armurerie, d’où il ressortit brandissant une gourde de gros rouge. Or, tandis qu’une béatitude des plus comique accueillait la tournée du vin, Jon remarqua soudain que, debout sous un arbre mort, dans l’angle de la cour.
Samwell Tarly s’était isolé. « Une gorgée ? » dit-il en tendant la gourde.
L’obèse secoua la tête. « Non merci, Jon.
— Ça ne va pas ?
— Si si, très bien, vraiment, feignit-il. Je suis si content pour vous. » Il se contraignait à sourire, et son faciès lunaire avait quelque chose de gélatineux. « Tu deviendras chef de patrouille, un jour. Comme était ton oncle.
— Est », rectifia Jon. La seule idée que Ben Stark fût mort le révulsait. Il n’eut pas le temps de poursuivre, Halder criait : « Hé là, vous deux ! vous n’allez pas tout boire seuls ? » Au même instant, Pyp happait la gourde et, dans un éclat de rire, s’esbignait déjà quand Grenn lui saisit le bras. A quoi il répliqua par une pression du cuir si bien ajustée qu’une longue giclée vermeille atteignit Jon en pleine figure. « Ce gâchis ! hurla Halder, un si bon vin ! » Suffoqué, Jon cafouilla, fonça, cependant que Matthar et Jeren, courant se jucher sur un mur, entreprenaient de bombarder indistinctement la mêlée de boules de neige.
Le temps que Snow parvînt à se dégager, les cheveux saupoudrés de blanc, le surcot maculé de pourpre, Samwell Tarly avait disparu.
Quand Jon survint, ce soir-là, dans la salle commune, le lord Commandant le mena en personne au banc près du feu, tandis que les vétérans le saluaient au passage d’une tape au bras. Quant à Hobb Trois-Doigts, il célébra la promotion des huit par un menu spécial et les régala d’un carré d’agneau en croûte qui embaumait l’ail, les herbes et la menthe, ainsi que d’une purée de rutabagas nageant dans le beurre. « De la propre table de lord Mormont », spécifia Bowen Marsh. Suivit une salade d’épinards, de fanes de navet, de pois chiches et, pour finir, des jattes de myrtilles rafraîchies nappées de crème onctueuse.
Ils banquetaient joyeusement quand Pyp s’inquiéta : « Vous croyez qu’on va nous laisser ensemble ? »
Crapaud fit une grimace. « J’espère bien que non…, tes oreilles, j’en ai soupé !
— Ça alors ! riposta Pyp, le corbeau qui trouve noire la corneille ! Toi, Crapaud, t’es bon pour la patrouille. On va t’expédier le plus loin possible, et dare-dare. Un conseil, mon vieux : si Mance Rayder attaque, lève ta visière, ta gueule le fera détaler en hurlant. »
Seul Grenn ne s’esbaudit pas. « Patrouilleur, moi, j’espère bien…
— Pas que toi, dit Matthar, nous tous. » En prenant le noir, chacun s’engageait à arpenter le Mur et à le défendre les armes à la main, mais le corps des patrouilleurs représentait l’élite combattante de la Garde de Nuit. Lui seul osait chevaucher au-delà, lui seul ratisser la forêt hantée, tout comme les hauteurs glaciales, à l’ouest de Tour Ombreuse, lui seul affronter les géants, les sauvageons, les monstrueux ours blancs.
« Tous, non, dit Halder. Moi, c’est le Génie. Si le Mur s’écroulait, à quoi serviraient les patrouilles ? »
Le corps du Génie incluait les maçons et les charpentiers chargés d’entretenir et de restaurer les forts et les tours, les sapeurs qui creusaient les tunnels et broyaient la pierre destinée aux chaussées et aux chemins de ronde, les bûcherons qui maintenaient l’envahissante jungle à distance respectueuse. C’est lui qui, jadis, avait, contait-on, équarri dans des lacs perdus au fin fond de la forêt hantée les blocs de glace énormes, puis les avait charriés à bord de traîneaux vers le sud afin que le Mur ne cessât de s’élever plus haut, toujours plus haut. Mais des siècles s’étaient écoulés depuis lors. A présent, le Génie en était réduit à parcourir le Mur tout du long, de Tour Ombreuse à Fort-Levant, pour y repérer les indices de fusion, les failles et colmater vaille que vaille.
« Le Vieil Ours n’est pas fou, opina Dareon. Sûr et certain qu’il te versera au Génie comme Jon aux patrouilles. De nous tous, le meilleur à l’épée, le meilleur cavalier, c’est Jon, et son oncle était premier patrouilleur avant de… » Sa phrase s’effilocha quand il s’aperçut de la gaffe imminente.
« Benjen Stark est toujours premier patrouilleur », rectifia néanmoins Snow, jouant du doigt avec son bol de myrtilles. Tant pis si les autres avaient abandonné tout espoir, lui non. Il repoussa les fruits presque intacts et se leva.
« Tu ne les manges pas ? demanda Crapaud.
— Vas-y. » Il n’avait pour ainsi dire pas touché au festin. « Je serais incapable d’avaler une bouchée de plus. » Il décrocha son manteau pendu près de la porte et chaloupa vers la sortie.
Pyp le suivit. « Qu’y a-t-il, Jon ?
— Sam. Il n’était pas à table, ce soir.
— Pas son genre, rater un repas…, admit Pyp, songeur. Malade, tu crois ?
— De peur. Il va nous perdre. » Le souvenir l’assaillait du jour où lui-même avait, sur des adieux doux-amers, quitté Winterfell. Bran sur son lit de douleurs. Les cheveux de Robb sous la neige. Arya et son averse de baisers en recevant Aiguille. « Une fois que nous aurons prêté serment, des tâches diverses nous incomberont. Il se peut qu’on détache certains d’entre nous à Tour Ombreuse ou Fort-Levant. Sam va devoir continuer à s’entraîner, en compagnie de sales types comme Rast et Cuger. Sans parler des bleus qu’on amène… Les dieux seuls savent comment ils seront, mais tu peux parier que ser Alliser ne ratera pas la première occasion de le leur faire assommer. »