— Et aujourd’hui ?
— Aujourd’hui, je me montrerais moins affirmatif. Ils sont meilleurs cavaliers qu’aucun des nôtres, ne connaissent littéralement pas la peur, et nos arcs sont inférieurs aux leurs. Dans les Sept Couronnes, la plupart des archers combattent à pied, retranchés derrière un mur de boucliers ou une palissade de pieux acérés. Les Dothrakis sont montés, eux ; qu’ils chargent ou retraitent n’y change rien, leurs traits demeurent aussi funestes… Et puis, ils sont tellement nombreux, madame ! Songez que le seul khalasar de Drogo peut aligner quarante mille guerriers en selle…
— Et c’est véritablement beaucoup ?
— Votre frère disposait sans doute d’autant d’hommes au Trident, convint-il, mais un sur dix tout au plus d’entre eux était chevalier. Le reste de son armée se composait de francs-coureurs, d’archers, de fantassins armés de lances et de piques. En voyant Rhaegar tomber, beaucoup lâchèrent leurs armes afin de mieux prendre leurs jambes à leur cou. Je vous en fais juge : combien de temps pareille racaille résisterait-elle à l’assaut de quarante mille “gueulards” altérés de sang ? Que lui serviraient ses hauberts de mailles et ses justaucorps de cuir bouilli quand de toutes parts grêleraient les flèches ?
— Guère, dit-elle, et pas à grand-chose. »
Il acquiesça du menton. « Remarquez toutefois, princesse, que, si les dieux ont seulement doté d’autant d’esprit que les oisons leurs seigneuries des Sept Couronnes, on n’en viendra jamais là. Les cavaliers d’ici ne se sentent aucun goût pour la guerre de siège. Ils ne prendraient pas, m’est avis, le plus faible de nos châteaux. Mais si Robert Baratheon était assez niais pour leur livrer bataille, alors…
— L’est-il ? demanda-t-elle. Je veux dire “niais” ? »
Il se garda de répondre à l’étourdie. « Il aurait dû naître en pays dothrak, dit-il enfin. Khal Drogo vous affirmerait qu’à moins d’être le dernier des lâches, on ne se réfugie pas derrière des remparts de pierre au lieu d’affronter l’adversaire l’épée au poing. L’Usurpateur en serait d’accord. Joignant la bravoure à la force physique, il est bien suffisamment… téméraire pour affronter les hordes dothrak en terrain découvert. Mais les gens de son entourage, enfin, les meneurs du bal, ne l’entendraient pas de cette oreille. Ni son frère, Stannis, ni Tywin Lannister, ni… – il cracha – Eddard Stark.
— Vous l’exécrez décidément, ce lord Stark, dit-elle.
— Il m’a dépouillé de tout ce que j’aimais, et pourquoi, je vous prie ? Pour une poignée de braconniers pouilleux ! le prix de son précieux honneur… ! » Son amertume disait assez qu’il n’était toujours pas remis de ses pertes. Il changea promptement de sujet. « Tenez, reprit-il, l’index tendu, là-bas. Vaes Dothrak. La cité des seigneurs du cheval. »
Toujours flanqué de ses sang-coureurs, Khal Drogo leur fît traverser le grand bazar du marché de l’Ouest puis emprunter d’immenses avenues. Tout écarquillée qu’elle était par la bizarrerie du spectacle environnant, Daenerys ne se laissait pas distancer. Vaes Dothrak était tout à la fois la plus vaste et la plus minuscule cité qu’elle eût jamais vue. Dix fois plus étendue, semblait-il, que Pentos, mais dépourvue de remparts comme de limites, elle avait l’air d’un simple prolongement du désert, avec ses larges rues ventées que se partageaient la poussière et l’herbe et qu’émaillaient les fleurs des champs. Autant, dans les cités libres, tours, hôtels particuliers, taudis, ponts, boutiques, édifices publics se pressaient, chevauchaient, mêlaient, autant l’antique Vaes Dothrak se prélassait langoureusement au soleil, lumineuse, arrogante et vide.
Jusqu’aux bâtiments qui étaient d’une étrangeté… ! Ici s’élevaient des pavillons de pierre ciselée, là des manoirs d’herbe aussi gigantesques que des châteaux, là des tours de bois rachitiques, ailleurs, tapissées de marbre, des pyramides à degrés, plus loin la charpente d’énormes halles ouvertes sur le ciel. « Il n’y en a pas deux de semblables…, dit-elle.
— Votre frère voit en partie juste, admit ser Jorah. Les Dothrakis ne construisent pas. Leur habitat, voilà quelque mille ans, se réduisait à un trou creusé dans la terre et recouvert d’herbe nattée. Les bâtiments que vous voyez furent édifiés par des esclaves qui, ramenés de razzias lointaines, ont tous procédé selon les usages de leurs nations respectives. »
La plupart des halles – principales incluses – offraient un aspect désert. « Mais où sont donc les habitants ? » demanda Daenerys. Une fois dépassé le bazar, bondé de jeux, de cris, de courses, de remue-ménage, elle avait seulement aperçu, de loin en loin, quelque eunuque vaquant à ses affaires.
« Seules résident en permanence dans la cité sacrée, avec leurs esclaves et leurs serviteurs, les reines douairières du dosh khaleen, expliqua Mormont. Vaes Dothrak est toutefois suffisamment vaste pour héberger chacun des membres de chaque khalasar, dussent tous les khals regagner un jour simultanément le sein de la Mère, ainsi que l’ont dès longtemps prophétisé les veuves royales. Tout y est conçu dans la perspective de cette prodigieuse réunion. »
Khal Drogo fit enfin halte, non loin du marché de l’Est où aboutissaient les caravanes marchandes en provenance de Yi Ti, d’Asshai et des Contrées de l’Ombre, au pied même de l’impressionnante Mère des Montagnes, et Daenerys ne put réprimer un sourire en se rappelant les caquets de la petite favorite de maître Illyrio. Le fameux « palais » aux deux cents pièces et aux portes d’argent massif ? une salle des fêtes caverneuse en bois. Grossièrement équarris, ses murs avaient tout au plus quarante pieds de haut. Un vélum de soie palpitant leur tenait lieu de toiture, et de toiture mobile puisqu’on pouvait aussi bien l’abaisser si, chose rare, survenait la pluie que le relever pour accueillir l’azur indéfini. Tout autour se voyaient, clôturées de haies, de grasses pâtures pour les chevaux, ainsi que des centaines de monticules bien ronds tout tapissés d’herbe : des maisons de terre.
Drogo s’était fait précéder par un bataillon d’esclaves auxquels, sitôt qu’il sautait de selle, chaque cavalier remettait son arakh et ses autres armes. L’interdiction formelle et de porter la moindre lame dans la ville et de verser le sang d’un homme libre ne souffrait nulle exception de rang. En présence de la Mère des Montagnes, les khalasars ennemis devaient eux-mêmes, selon ser Jorah, déposer leurs querelles et banqueter en bonne intelligence. Un décret dudosh khaleen stipulait qu’à Vaes Dothrak les Dothrakis n’étaient plus qu’un seul sang, un seul khalasar, une seule harde.
Comme Irri et Jhiqui l’aidaient à mettre pied à terre, Daenerys vit venir à elle le doyen des trois sang-coureurs de Drogo, Cohollo. Trapu, chauve, crochu de profil, il avait la bouche hérissée de dents déchiquetées par un coup de masse reçu, vingt ans plus tôt, en volant au secours du jeune khalakka cerné par des spadassins qui comptaient le vendre à des khals rivaux de son père. De fait, son existence propre avait cessé dès la naissance de Drogo. Leurs jours étaient indissociables.
Chaquekhal possédait de même ses sang-coureurs. Au premier abord, Daenerys avait pris ceux-ci pour des espèces de gardes attachés sous serment à la personne du souverain, mais Jhiqui ne tarda pas à la détromper : bien plus que de simples gardes du corps, ils étaient pour le khal d’authentiques frères, son ombre même et ses plus farouches amis. Drogo les appelait « Sang de mon sang », et ce n’était pas un vain mot, car ils vivaient d’une même vie. Les traditions immémoriales des seigneurs du cheval voulaient qu’à la mort du khal ses sang-coureurs aussi périssent afin d’escorter sa chevauchée dans les contrées nocturnes. Succombait-il aux coups de quelque ennemi, ils ne survivaient que le temps de le venger puis le rejoignaient avec joie dans la tombe. Il était même, à en croire Jhiqui, des khalasars où les sang-coureurs partageaient tout avec leur khal, vin, tente et femmes, tout, hormis son cheval. La monture d’un homme est et demeure son apanage exclusif.