Pyp grimaça. « Tu as fait tout ton possible.
— Avoir fait tout son possible est insuffisant, pour le coup. »
Tenaillé de pensées funèbres, il alla rechercher Fantôme à la tour de Hardin puis, en sa compagnie, gagna les écuries. Le naseau dilaté, l’œil fou, les plus ombrageux des chevaux ruèrent dans les stalles à leur entrée. Il sella sa jument, se mit en selle et, dans des flaques de lune, s’éloigna de Châteaunoir en direction du sud. En trois bonds, le loup-garou prit les devants, le distança, se perdit de vue. La chasse étant une exigence de sa nature, Jon le laissa aller.
Il ne se proposait quant à lui nul objectif particulier, sinon de chevaucher pour chevaucher. Aussi longea-t-il le torrent quelque temps, bercé par le bruissement des eaux à demi gelées sur la roche, avant de rejoindre, à travers champs, la grand-route qui s’étirait, droit devant, pierreuse, étroite, échevelée de mauvaise herbe, et qui, pour ne rien promettre de spécial, n’éveillait que davantage de nostalgie. Elle menait, là-bas, à Winterfell, et à Vivesaigues, au-delà, Port-Réal, aux Eyrié, menait à tant d’autres lieux…, Castral Roc, l’Ile-aux-Faces, les montagnes pourpres de Dorne, les cent îles de Braavos, les ruines incessamment fumantes de Valyria. A tant et tant de lieux qu’il ne verrait jamais. Au bout de cette route s’ouvrait le monde…, et lui se trouvait ici.
Dès qu’il aurait prononcé ses vœux, le Mur, à jamais, pour unique foyer. A jamais. Jusqu’à son extrême vieillesse, comme mestre Aemon. « Je n’ai pas encore juré », marmonna-t-il. N’étant pas un hors-la-loi, n’ayant aucun crime à expier, rien ne l’obligeait à prendre le noir, rien. Venu librement, il pouvait repartir librement… Aussi longtemps du moins qu’il n’aurait pas prêté serment. Jusque-là, il suffisait de prendre son cheval. Tout planter là. Et, dès la prochaine pleine lune, retrouver Winterfell, retrouver ses frères…
Tesdemi-frères, lui rappela une voix insidieuse. Et, pour t’accueillir, lady Stark. Il n’y avait pas de place à Winterfell pour lui. Ni à Port-Réal. Pas plus qu’il n’en avait eu dans le cœur de sa propre mère. La seule pensée de cette dernière acheva de l’affliger. Qui pouvait-elle avoir été ? Comment se la figurer ? Et pourquoi Père l’avait-il abandonnée ? Parce qu’elle était une putain. Ou bien une femme adultère, idiot. Une créature obscure et déshonorante. Seul l’excès de honte explique le mutisme absolu de lord Eddard.
Se détournant de la grand-route, il reporta son regard vers l’arrière. Une colline lui dissimulait les feux de Châteaunoir, mais le Mur se voyait tout du long, pâle sous la lune, le Mur qui courait d’un bout à l’autre de l’horizon.
Jon Snow fit volter son cheval et prit le chemin du retour.
Du haut d’une crête, il distinguait, au loin, le faible éclat de la lampe allumée dans la chambre de lord Mormont quand Fantôme le rallia, le mufle barbouillé de rouge, et adopta le trot de la monture. Alors, Jon se reprit à ruminer si bien le cas de Samwell Tarly qu’en mettant pied à terre il savait comment agir pour le régler.
Mestre Aemon logeait, juste en dessous de la roukerie, dans une grosse tour de bois. Il y avait pour compagnons, vu son grand âge et sa santé précaire, deux hommes qui veillaient jalousement sur lui, le secondaient dans ses tâches, et dont les frères noirs brocardaient volontiers les appas. Il était, disait-on, impossible de trouver mieux dans toute la Garde de Nuit, et le mestre devait bénir, en l’occurrence, sa cécité. Courtaud, chauve et dépourvu de menton, Clydas avait d’imperceptibles prunelles roses : une taupe. Le col agrémenté d’une loupe grosse comme un œuf de pigeon, Chett devait peut-être à sa seule face violacée, cloquée, pustuleuse, son air constamment colère.
C’est ce dernier qui vint ouvrir. « Il me faut parler à mestre Aemon, dit Jon.
— Il est couché, et tu ferais mieux de l’être aussi. Reviens demain. Nous verrons alors s’il consent à te recevoir. »
Déjà l’huis se refermait, la botte de Jon s’y inséra. « Il me faut lui parler tout de suite. Demain, il sera trop tard. »
L’autre le regarda de travers. « Le mestre n’a pas l’habitude de se laisser réveiller en pleine nuit. Te rends-tu compte de l’âge qu’il a ?
— Je le sais précisément d’âge à traiter ses visiteurs plus poliment que tu ne fais, répliqua Jon. Va lui présenter mes excuses en l’assurant que je ne me permettrais pas de troubler son repos s’il ne s’agissait d’une affaire importante.
— Et si je refuse ? »
La botte était solidement ancrée dans l’entrebâillement. « Je me verrai dans l’obligation d’attendre ici toute la nuit. »
Avec un clappement de répulsion, le cerbère noir écarta le vantail pour le laisser entrer. « Dans la bibliothèque. Tu y trouveras du bois. Allume un bon feu. Que le mestre n’attrape pas froid pour tes beaux yeux. »
Les bûches crépitaient gaiement quand Chett introduisit le mestre, simplement vêtu de sa robe de chambre mais, comme il seyait, puisqu’il devait la porter même au lit, la chaîne de son ordre au cou. « Le fauteuil près du feu me fera grand plaisir», dit-il, éclairé par une bouffée de chaleur. Après l’y avoir installé commodément, Chett lui couvrit les jambes avec une fourrure et alla se camper près de la porte.
« Je suis confus de vous avoir fait réveiller, mestre, dit Jon.
— Je ne dormais pas, l’apaisa son hôte. Plus j’avance en âge, moins j’ai besoin de sommeil, et je suis si vieux… Je passe la moitié de mes nuits à ressusciter des fantômes, à me rappeler, comme d’hier, des choses abolies depuis cinquante ans. Aussi le mystère d’une visite en pleine nuit me fait-il l’effet d’une heureuse diversion. Dis-moi donc, Snow, ce qui t’amène à cette heure indue ?
— Je viens vous prier de demander que l’on retire Samwell Tarly de l’entraînement pour l’intégrer à la Garde de Nuit.
— Cette affaire n’intéresse pas mestre Aemon, protesta Chett, grognon.
— Notre lord commandant a remis l’entraînement entre les mains de ser Alliser Thorne, objecta le mestre d’un ton doux, lui, et ce dernier seul, tu ne l’ignores pas, décide si les recrues sont prêtes ou non à prononcer leurs vœux. Pourquoi, dès lors, recourir à moi ?
— Parce que vous avez l’oreille du lord commandant, répondit Jon, et que les malades et les blessés de la Garde de Nuit sont de votre ressort.
— Ton copain Samwell serait-il malade ou blessé ?
— Il ne manquera pas de l’être si vous n’intercédez pour lui. »
Sur ce, il déballa toute l’histoire sans en rien celer, pas même la part prise par Fantôme à la capitulation de Rast. Ses prunelles aveugles fixées sur les flammes, mestre Aemon écoutait en silence mais, à chaque nouveau détail, Chett achevait de se renfrogner. « A présent que nous autres ne serons plus là pour le protéger, Sam est condamné, conclut Jon. A l’épée, mieux vaut désespérer de lui. Ma petite sœur Arya le taillerait en pièces, et elle n’a même pas dix ans. Si ser Alliser l’oblige à se battre, tôt ou tard il se fera rosser, si ce n’est tuer. »
Chett ne put davantage se contenir. « Ton gros tas, je l’ai aperçu dans la salle commune, dit-il. Un porc. Et un porc, à t’en croire, doublé d’un pleutre irrécupérable.
— Admettons, répliqua le mestre, mais dis-moi, Chett, ce qu’il nous faut faire de lui…