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Daenerys se félicitait que Drogo ne sacrifiât point à ces usages archaïques. Le partage ne la tentait pas. Au surplus, si le vieux Cohollo la traitait plutôt gentiment, les deux autres la terrifiaient. Haggo par sa masse taciturne et sa manière menaçante de la dévisager comme une inconnue. Qhoto par ses yeux féroces et la prestesse de ses mains sadiques : pour peu qu’il la touchât, la douce peau blanche de Doreah se talait de bleus, et sa brutalité faisait parfois, la nuit, sangloter Irri. Ses chevaux eux-mêmes semblaient le craindre.

Tous trois n’en étant pas moins liés à son seigneur et maître à la vie à la mort, Daenerys devait vaille que vaille s’accommoder d’eux. Il lui arrivait même, d’ailleurs, de déplorer que son père n’eût pas disposé d’hommes de cette trempe. Car les chansons avaient beau vanter sans relâche les blancs chevaliers de la Garde comme des parangons de noblesse, de bravoure et de loyauté, le roi Aerys était bel et bien tombé sous les coups d’un des leurs, le jouvenceau superbe désormais flétri par le surnom de « Régicide », et un autre, ser Barristan le Hardi, n’avait pas craint de rallier l’Usurpateur… Et elle en venait à se demander si la félonie ne corrompait pas tous les cœurs, dans les Sept Couronnes, et à se promettre, en tout cas, de doter son fils, dès qu’il remonterait sur le Trône de Fer, de sang-coureurs qui le protégeraient contre la trahison de ses propres gardes.

« Khaleesi, disait cependant Cohollo dans sa propre langue, le sang de mon sang m’ordonne de vous avertir qu’il doit se rendre, cette nuit, au sommet de la Mère des Montagnes afin de rendre grâces aux dieux de son heureux retour par un sacrifice. »

Seuls les mâles, elle le savait, pouvaient se permettre de fouler le sol de la Mère. Escorté de ses sang-coureurs, le khal reviendrait à l’aube. « Assurez le soleil étoilé de mes jours, répondit-elle d’un air gracieux, que mes rêves l’accompagnent dans l’impatience des retrouvailles. » A dire vrai, la perspective d’une vraie nuit de repos la ravissait. Car si sa grossesse la fatiguait de plus en plus, le désir de Drogo n’en paraissait que plus insatiable, et leurs dernières étreintes l’avaient éreintée.

Doreah la mena vers le tertre creux qu’on avait préparé pour elle et son khal. Sous ce dais de terre régnait une obscure fraîcheur. « Un bain, s’il te plaît, Jhiqui », commanda-t-elle aussitôt, tant il lui tardait d’éliminer la poussière de la longue route et de délasser ses membres engourdis. Puis quel bonheur que de se dire : nous allons séjourner ici quelque temps, demain je ne serai pas forcée de remonter en selle… !

L’eau était bouillante, comme elle l’aimait. « Je donnerai dès ce soir ses cadeaux à mon frère, décida-t-elle, tandis que Jhiqui lui lavait les cheveux. Il faut qu’il ait l’allure d’un roi dans la cité sacrée. Cours à sa recherche, Doreah, et invite-le à dîner en ma compagnie. » Etait-ce en souvenir des ébats permis à Pentos par maître Illyrio ? Viserys se montrait moins maussade avec la jeune Lysienne qu’avec les deux servantes dothrak. « Quant à toi, Irri, va vite au bazar acheter de la viande – mais tout sauf du cheval – et des fruits.

— Cheval meilleur, objecta Irri, cheval fait mâles vigoureux.

— Il déteste ça.

— Comme voudra Khaleesi. »

Et, de fait, elle lui rapporta bientôt un cuissot de chèvre et une corbeille de légumes, de melons, de pommes-granates, de prunes et de fruits orientaux bizarres aux noms inconnus. Puis, tandis que ses femmes apprêtaient le repas, rôtissaient la viande avec des herbes et des piments tout en la laquant régulièrement de miel, elle étala le costume qu’elle avait fait tailler sous le sceau du secret aux mesures de Viserys : une tunique et des houseaux en crépon de lin blanc, des sandales de cuir lacées jusqu’au genou, une lourde chaîne à médaillons de bronze en guise de ceinture et une veste en peau, peinte de dragons qui crachaient le feu. Les Dothrakis le respecteraient davantage, espérait-elle, une fois qu’il aurait l’air moins gueux, et peut-être même lui pardonnerait-il, à elle, de l’avoir naguère humilié ? Sans compter qu’il demeurait, après tout, son roi – et son frère… N’étaient-ils pas tous deux le sang du dragon ?

Elle achevait de disposer ses présents – un manteau de soie sauvage, d’un vert d’herbe, avec un liséré gris pâle élu pour mettre en valeur la blondeur platine de Viserys – quand celui-ci fit irruption, traînant par le bras Doreah dont la pommette se violaçait d’une ecchymose. « Comment oses-tu, glapit-il en jetant brutalement la messagère à terre, me mander tes ordres par cette putain ? »

Sidérée par sa virulence, Daenerys bredouilla : « Mais ! je souhaitais seulement… Qu’as-tu dit, Doreah ?

— Veuillez me pardonner, Khaleesi, je…, je suis désolée, je suis allée simplement le trouver, comme vous me l’aviez commandé, et j’ai dit que… que vous comptiez sur lui ce soir…

— On ne convoque pas le dragon ! gronda-t-il. Je suis ton roi ! J’aurais dû te renvoyer sa tête ! »

Voyant sa servante affolée, Daenerys la rassura d’une caresse. « N’aie pas peur, il ne te fera aucun mal. Quant à toi, cher frère, de grâce, pardonne-lui cet écart de langage. Je l’avais envoyée te prier de dîner avec moi, s’il plaisait à Ta Majesté. » Le prenant par la main, elle le mena vers le fond de la pièce. « Regarde. C’est pour toi. »

Il se renfrogna, soupçonneux. « Qu’est-ce là ?

— De quoi t’habiller de neuf. Je l’ai fait exécuter spécialement pour toi », dit-elle avec un sourire timide.

Il la dévisagea d’un air hautain. « Des guenilles dothrak. Et tu t’imagines m’accoutrer de ça.

— Je t’en prie… Ils sont plus frais, plus agréables à porter, puis je me suis dit que…, que si tu t’habillais comme eux, peut-être que les Dothrakis… » Elle n’acheva pas, de crainte de réveiller le dragon par un mot maladroit.

« Et il me faudra me tresser les cheveux, je suppose, ensuite ?

— Oh ! jamais je… » Pourquoi se montrait-il si cruel, toujours ? Elle n’avait aspiré qu’à l’aider… « D’ailleurs, la tresse se mérite par des victoires, tu sais bien. »

La dernière des choses à dire. Les prunelles lilas flambèrent de fureur. Mais il n’osa la frapper. Ni en présence des suivantes ni, à plus forte raison, quand, devant l’entrée, les guerriers du khas montaient la garde. Aussi se contenta-t-il de prélever le manteau pour le porter à ses narines. « Il pue le fumier. Mais comme couverture de cheval, peut-être… ?

— Doreah l’avait cousu sur mes ordres à ton intention, dit-elle, blessée. Des vêtements dignes d’un khal.

— A ce détail près que je suis le maître des Sept Couronnes et non l’un de tes sauvages barbouillés d’herbe et tout sonnaillants de clarines, cracha-t-il en lui empoignant le bras. Tu t’oublies, salope. Qu’est-ce que tu crois ? Que ton ventre ballonné suffira à te préserver, si tu réveilles le dragon ? »