Derrière se perdaient peu à peu puis s’éteignirent enfin les voix des autres. Devant se percevait le vague murmure d’eaux bondissantes dont chaque pas précisait l’éclat. En atteignant les rives du torrent, l’enfant sentit des larmes lui piquer les yeux.
« Bran…, s’inquiéta Robb, qu’y a-t-il ?
— Un souvenir, simplement, répondit-il en secouant la tête. Jory nous a amenés ici, une fois, toi, moi, Jon, pour pêcher la truite. Tu te rappelles ?
— Je me rappelle, acquiesça Robb à mi-voix d’un ton monocorde.
— Comme j’allais rentrer bredouille à Winterfell, Jon me donna celles qu’il avait prises. Le reverrons-nous jamais, dis ?
— Nous avons bien revu Oncle Ben lors de la visite du roi, rétorqua son frère. Jon aussi nous arrivera un jour ou l’autre, tu verras. »
Le torrent roulant des flots perfides et véhéments, Robb mit pied à terre pour le franchir. Au plus fort du courant, l’eau lui montait à mi-cuisse. Une fois parvenu sur la berge opposée, il attacha son cheval à un arbre et retraversa pour mener Bran et Danseuse parmi les remous écumants que suscitaient souches et rochers. Sous les embruns qui l’éclaboussaient, le petit infirme se prit à sourire, à rêver qu’il avait recouvré ses forces et son intégrité physique et, renversant la tête vers les frondaisons, s’imagina grimper jusqu’au faîte des plus hauts arbres et, de là, contempler, tout autour, la forêt sous lui.
Ils venaient d’aborder la terre ferme quand s’éleva, telle une longue bourrasque de bise mobile et plaintive parmi les troncs, le hurlement. Et Bran, prêtant l’oreille, avait tout juste prononcé : « Eté », qu’à la première se joignit une seconde voix.
« Ils ont tué quelque chose, déclara Robb en remontant en selle. Autant que j’aille à leur recherche. Attends-moi ici, Theon et les autres ne vont pas tarder.
— Je t’accompagne.
— Seul, je les retrouverai plus vite. » Déjà, il éperonnait son hongre et disparaissait.
Aussitôt, Bran eut l’impression que la forêt se refermait sur lui. La neige tombait désormais plus dru. Et si elle persistait à fondre dès qu’elle touchait le sol, chaque racine et chaque pierre et chaque branche peu à peu se fourraient de blanc. Réduit à patienter, l’enfant découvrit tout le malaise de sa position. Si ses jambes étaient insensibles, elles pendaient, inutiles, dans les étriers, et le harnais qui lui ceignait la poitrine entrait dans sa chair, l’oppressait, ses gants détrempés lui glaçaient les mains. Puis où pouvaient bien se trouver mestre Luwin, Theon, Joseth et leurs compagnons… ?
En entendant enfin le froissement de feuilles qui présageait leur survenue, il fit pivoter Danseuse, mais les hommes en loques qui émergèrent successivement sur la rive étaient inconnus de lui.
« Bonjour », dit-il nerveusement. Un coup d’œil lui avait suffi pour s’apercevoir qu’il ne s’agissait ni de fermiers ni de bûcherons, et il prit brusquement conscience du luxe vestimentaire que constituaient sa tunique flambant neuve de laine gris sombre à boutons d’argent, sa pelisse fixée aux épaules par une lourde fibule du même métal, ses bottes et ses gants fourrés.
« Tout seul, comme ça ? dit le plus grand de la bande, un chauve aux traits bestiaux et tannés par le vent. Perdu dans le Bois-aux-loups, pôv’ p’tiot…
— Pas perdu du tout », répliqua Bran, à qui déplaisait la manière dont les étrangers le dévisageaient. Quatre, à première vue, mais un bref regard en arrière lui en révéla deux de plus. « Mon frère vient à peine de me quitter, et mes gardes seront là sous peu.
— Tes gardes, ah bon ? » dit un autre. Des picots grisâtres hérissaient sa face décharnée. « Et pour garder quoi, mon p’tit seigneur ? L’éping’ d’ ton manteau, p’t’-êt’ ?
— Jolie… » Le timbre était celui d’une femme, à défaut de l’aspect. Grande, maigre, avec une physionomie aussi avenante que ses compères et les cheveux dissimulés sous un bassinet de fer, elle tenait une pique en chêne noir longue de huit pieds, à pointe d’acier rouillé.
« Voyons voir », reprit le grand chauve.
A mieux l’examiner s’aggrava l’angoisse de Bran. L’individu portait des vêtements crasseux, presque en haillons, grossièrement rapiécés ici de marron, là de bleu, de vert sombre ailleurs, et qui partout tendaient vers le gris pisseux, mais son manteau, jadis, avait dû être noir. Et noires aussi, les hardes du barbu lugubre, nota tout à coup l’enfant, horrifié. En un éclair, il revit le parjure d’antan, revécut son supplice, le jour même de la découverte des louveteaux ; celui-là aussi avait porté le noir, celui-là aussi déserté la Garde de Nuit… Et les mots de Père lui revinrent en mémoire. Rien de si dangereux qu’un déserteur. Se sachant perdu, en cas de capture, il ne recule devant aucun crime, aucune vilenie.
« L’épingle, mon mignon, dit le chauve en tendant la main.
— Le ch’val aussi », reprit un de ses acolytes – une femme, plus trapue que Robb, à la face épatée sous des mèches filasse. « A terre, et magne-toi. » De sa manche jaillit un couteau dentelé comme une scie.
« Non, se trahit Bran, je ne peux pas… »
Il n’eut pas même le loisir de songer à faire volter Danseuse et fuir au galop que le grand malandrin saisissait la bride. « Si, tu peux, mon prince…, et tu le feras, t’as tout intérêt.
— Vise un peu, Stiv, intervint la première femme, comme il est ficelé… » Un geste de sa pique appuyait ses dires. « Ça se pourrait qu’y mente pas.
— Ficelé ? tiens tiens ! riposta l’autre en tirant un poignard de sa ceinture. Y a un truc, contre les ficelles.
— T’es infirme, ou quoi ? demanda la courtaude.
— Je suis Brandon Stark de Winterfell, flamba-t-il, et vous ferez bien de lâcher mon cheval, ou gare à vos têtes ! »
L’efflanqué barbu se mit à glousser. « Ça, c’est bien d’un Stark ! Y a qu’eux d’assez dingues pour vous menacer, quand un malin vous supplierait…
— Coupes-y la quéquette et bourres-y-en le bec, suggéra la petite femme, y la bouclera, comme ça.
— T’es aussi bête que t’es moche, Hali, repartit sa compagne hommasse. Mort, y vaut pas un sou, mais vivant… Le propre sang de Benjen Stark en otage, Mance donnerait gros.
— Au diable, Mance ! jura le chauve. T’as envie de retourner là-bas, Osha ? toi qui délires, oui… S’y s’en foutraient, les marcheurs blancs, que t’aies ou que t’aies pas d’otage ! » Et, d’un geste colère, il trancha la lanière de cuir qui maintenait la cuisse de Bran.
Brutalement assené au hasard, le coup avait entamé profondément la chair. En se penchant, l’enfant entrevit la déchirure de ses chausses, un pan de peau blafard, puis le sang gicla. Avec une stupeur où entrait une espèce de détachement singulier, il regardait s’élargir la tache écarlate ; il n’avait rien éprouvé, pas l’ombre d’une souffrance, même pas le choc. Non moins ébahi, son agresseur émit un grognement idiot.
« Bas les armes ! » Sous l’énergie de la sommation perçait un tremblement d’angoisse.
La voix de Robb. Soudain tiré de son désespoir stupide par un espoir fou, Bran releva la tête. Robb était là, bel et bien. La dépouille sanglante d’un daim jetée en travers de sa monture. Et l’épée au poing.
« Le frère, dit le barbu.
— Puis l’air féroce, ah mais ! ricana celle que les autres appelaient Hali. Tu comptes te battre avec nous, mon gars ?