Mais il n’était pas de ces natures hésitantes qu’un obstacle arrête des semaines entières. Quand il ne pouvait dénouer une situation, il la tranchait.
Raoul le gênait; il se jura que, de façon ou d’autre, il se débarrasserait de ce complice devenu si gênant.
Pourtant, se défaire de Raoul, si défiant, si fin, n’était pas chose aisée. Mais cette considération ne pouvait faire réfléchir Clameran. Il était aiguillonné par une de ces passions que l’âge rend terribles.
Plus il était certain de la haine et du mépris de Madeleine, plus, par une inconcevable et cependant fréquente aberration de l’esprit et des sens, il l’aimait, il la désirait, il la voulait.
Cependant, une lueur de raison éclairant encore son cerveau malade, il décida qu’il ne brusquerait rien. Il sentait qu’avant d’agir il devait attendre l’issue de l’affaire de Prosper.
Puis, il souhaitait revoir Mme Fauvel ou Madeleine, qui, croyait-il, ne pouvaient tarder à lui demander une entrevue.
Sur ce dernier point, il se faisait encore illusion.
Jugeant froidement et sainement les derniers actes des deux complices, Madeleine se dit que, pour le moment, ils n’iraient pas plus loin.
Elle comprenait à cette heure que la résistance n’eût certes pas été plus désastreuse qu’une lâche soumission.
Elle se résolut donc à assumer la pleine et entière responsabilité des événements, assez sûre de sa bravoure pour tenir tête à Raoul aussi bien qu’à Louis de Clameran.
Mme Fauvel résisterait, elle n’en doutait pas, mais elle se proposait d’user, d’abuser à la rigueur de son influence, pour lui imposer, dans son intérêt même, une attitude plus ferme et plus digne.
C’est pourquoi, après la demande de Clameran, les deux femmes, décidées à attendre leurs adversaires, à les voir venir, ne donnèrent plus signe de vie.
Cachant sous une indifférence assez bien jouée le secret de leurs angoisses, elles renoncèrent à aller aux renseignements.
Par M. Fauvel elles apprirent successivement le résultat des interrogatoires de Prosper, ses dénégations obstinées, les charges qui s’élevaient contre lui, les hésitations du juge d’instruction, et enfin sa mise en liberté, faute de preuves suffisantes – ainsi que le spécifiait l’arrêt de non-lieu. Depuis la tentative de restitution de Clameran, Mme Fauvel ne doutait pas de la culpabilité du caissier.
Elle n’en disait mot; mais intérieurement elle l’accusait d’avoir séduit, entraîné, poussé au crime Raoul, ce fils qu’elle ne pouvait prendre sur elle de cesser d’aimer.
Madeleine, bien au contraire, était sûre de l’innocence de Prosper.
Si sûre, qu’ayant su qu’il allait être libre, elle osa demander à son oncle, sous prétexte d’une bonne œuvre, une somme de dix mille francs qu’elle fit parvenir à ce malheureux, victime de fausses apparences, et qui, d’après tout ce qu’elle avait entendu dire, devait se trouver sans ressources.
Si dans la lettre qu’elle joignit à cet envoi, lettre découpée dans son paroissien, elle conseillait à Prosper de quitter la France, c’est qu’elle n’ignorait pas qu’en France l’existence lui deviendrait impossible.
De plus, Madeleine était alors persuadée qu’un jour ou l’autre il lui faudrait épouser Clameran, et elle préférait savoir loin, bien loin d’elle l’homme qu’autrefois elle avait distingué et choisi.
Et pourtant, au moment de cette générosité que désapprouvait Mme Fauvel, ces deux pauvres femmes se débattaient au milieu d’inextricables difficultés.
Les fournisseurs, dont Raoul avait dévoré l’argent, et qui, pendant longtemps, avaient fait crédit, insistaient pour qu’on acquittât leurs factures.
D’un autre côté, Madeleine et sa tante, qui, tout l’hiver, s’étaient abstenues de sortir pour éviter des dépenses de toilette, allaient se trouver obligées de paraître au bal que préparaient messieurs Jandidier, des amis intimes de M. Fauvel.
Comment paraître à ce bal, qui, pour comble de malheur, était un bal travesti, et où prendre de l’argent pour les costumes?…
Car elles en étaient là, dans leur inexpérience des vulgaires et cependant atroces difficultés de la vie, ces femmes qui ignoraient ce qu’est la gêne, qui toujours avaient marché les mains pleines d’or.
Il y avait un an qu’elles n’avaient payé la couturière; elles lui devaient une certaine somme. Consentirait-elle à faire encore un crédit?
Une nouvelle femme de chambre, nommée Palmyre Chocareille, qui entra au service de Madeleine, les tira d’inquiétude.
Cette fille, qui semblait avoir une grande expérience des petites misères, qui sont les seules sérieuses, devina peut-être les soucis de ses maîtresses.
Toujours est-il que, sans en être priée, elle indiqua une couturière très habile, qui débutait, qui avait des fonds, et qui serait trop heureuse de fournir tout ce qu’il faudrait, et encore d’attendre pour le paiement, récompensée d’avance par cette certitude que la clientèle des dames Fauvel la ferait connaître et lui amènerait d’autres pratiques.
Mais ce n’était pas tout. Ni Mme Fauvel, ni sa nièce ne pouvaient se rendre à ce bal sans un bijou.
Or, toutes leurs parures, sans exception, avaient été prises et engagées au Mont-de-Piété par Raoul qui avait gardé les reconnaissances.
C’est alors que Madeleine eut l’idée d’aller demander à Raoul d’employer au moins une partie de l’argent volé à dégager les bijoux arrachés à la faiblesse de sa mère. Elle s’ouvrit de ce projet à sa tante, en lui disant:
– Assigne un rendez-vous à Raoul, il n’osera te refuser, et j’irai…
Et en effet, le surlendemain, la courageuse fille prit un fiacre, et, malgré un temps épouvantable, se rendit au Vésinet.
Elle ne se doutait pas alors que M. Verduret et Prosper la suivaient, et que, hissés sur une échelle, ils étaient témoins de l’entrevue.
Cette tentative hardie de Madeleine fut d’ailleurs inutile. Raoul déclara qu’il avait partagé avec Prosper; que sa part à lui était dissipée, et qu’il se trouvait sans argent.
Même, il ne voulait pas rendre les reconnaissances, et il fallut que Madeleine insistât énergiquement pour s’en faire donner quatre ou cinq, d’objets indispensables et d’une valeur minime.
Ce refus, Clameran l’avait ordonné, imposé. Il espérait que dans un moment de détresse suprême on s’adresserait à lui.
Raoul avait obéi, mais seulement après une altercation violente dont Joseph Dubois, le nouveau domestique de Clameran, avait été témoin.
C’est que les deux complices étaient alors au plus mal ensemble. Clameran cherchait un moyen, sinon honnête, au moins peu dangereux, de se défaire de Raoul, et le jeune bandit avait comme un pressentiment des amicales intentions de son compagnon.
Seule, la certitude d’un grand danger pouvait les réconcilier, et cette certitude, ils l’eurent au bal de messieurs Jandidier.
Quel était ce mystérieux Paillasse qui, après ses transparentes allusions aux malheurs de Mme Fauvel, avait dit à Louis d’un ton si singulier: «Je suis l’ami de votre frère Gaston»?