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Les investigations auraient peut-être été poussées plus loin et seraient devenues bien autrement ignominieuses sans l’intervention d’un homme d’un certain âge, d’apparence distinguée, portant cravate blanche et lunettes à branches d’or, qui se chauffait près du poêle, et qui, en ce lieu, semblait être chez lui.

À la vue de Prosper, qui entrait suivi des agents, il eut un geste de surprise et parut extrêmement ému; il s’avança même, comme pour lui adresser la parole, mais il se ravisa.

Si troublé que fût le caissier, il ne put s’empêcher de remarquer que les yeux de cet homme restaient obstinément fixés sur lui. Le connaissait-il donc? Il eut beau chercher dans ses souvenirs, il ne se rappela pas l’avoir jamais vu.

Cet homme, aux allures de chef de bureau, n’était autre qu’un illustre employé de la préfecture de police, M. Lecoq.

Au moment où les agents qui avaient fouillé Prosper s’apprêtaient à lui faire retirer ses bottes – une lime ou une arme tiennent si peu de place! -, M. Lecoq fit un signe et dit:

– C’est assez.

Les autres obéirent. Toutes les formalités étaient remplies, et enfin on conduisit le malheureux caissier à une étroite cellule; la porte, à grand renfort de verrous et de serrures, se referma sur lui; il respira; il était seul.

Oui, il se croyait seul, bien seul! il ignorait que la prison est de verre, que l’inculpé y est comme le misérable insecte sous le microscope de l’entomologiste. Il ne savait pas que les murs ont des oreilles toujours béantes, les guichets des yeux toujours fixes.

Il était si sûr d’être seul que toute sa fierté se fondit en un torrent de larmes, son masque d’impassibilité tomba. Sa colère, si longtemps contenue, éclata violente et terrible, comme un incendie qui, ayant longtemps couvé, a desséché toutes les matières inflammables.

Il s’emporta follement, il cria, il eut des imprécations et des blasphèmes. Il meurtrit ses poings aux murailles dans un accès de rage folle et impuissante comme celle de la bête fauve enfermée après le premier moment de stupeur.

C’est que Prosper Bertomy n’était pas ce qu’il paraissait être.

Ce gentleman hautain et correct, sorte de gandin glacé, avait des passions ardentes et un tempérament de feu.

Mais, un jour, vers vingt-quatre ans, l’ambition l’avait mordu au cœur. Pendant que tous ses désirs souffraient, emprisonnés dans sa médiocrité comme un lycéen dans une tunique trop étroite, regardant autour de lui tous ces riches auxquels l’argent donne la baguette des mille et une nuits, il envia leur sort.

Il rechercha les origines et le point de départ de tous les chefs opulents des grandes entreprises financières, et il reconnut qu’à leurs débuts ils possédaient pour la plupart moins que lui.

Comment donc s’étaient-ils élevés? À force d’énergie, d’intelligence et d’audace. Pour eux, la pensée féconde avait été comme la lampe merveilleuse aux mains d’Aladin.

Il se jura de les imiter et d’arriver comme eux.

De ce jour, avec une force de volonté beaucoup moins rare qu’on ne croit, il imposa silence à ses instincts. Il réforma, non son caractère, mais les dehors de son caractère.

Et ses efforts n’avaient pas été perdus. On avait foi en son caractère et en ses moyens. Ceux qui le connaissaient disaient: «Il arrivera!…»

Et il était là, en prison, accusé d’un vol, c’est-à-dire perdu.

Car il ne s’abusait pas. Il savait qu’innocent ou coupable, l’homme soupçonné est marqué d’une flétrissure aussi ineffaçable que les lettres jadis imprimées au fer rouge sur l’épaule des forçats. Dès lors à quoi bon lutter! À quoi bon un triomphe qui ne lave pas la souillure!…

Quand le gardien de service, le soir, lui apporta son repas, il le trouva étendu sur son lit, la tête enfoncée dans son oreiller, pleurant à chaudes larmes.

Ah! il n’avait plus faim, maintenant qu’il était seul. Un invincible engourdissement l’envahissait; sa volonté éperdue flottait dans un brouillard opaque.

La nuit vint, longue, terrible, et pour la première fois il n’eut pour mesurer les heures que le pas cadencé des rondes relevant les sentinelles. Il souffrait.

Au matin, cependant, le sommeil lui vint avec le jour, et il dormait encore lorsque la voix du geôlier retentit dans la cellule.

– Allons, monsieur, disait-il, à l’instruction!

D’un bond il fut debout, il allait donc être interrogé.

– Marchons, dit-il, sans songer à réparer le désordre de sa toilette.

Pendant le trajet, son gardien lui dit:

– Vous avez du bonheur, vous allez avoir affaire à un bien brave homme.

Le gardien avait mille fois raison.

Doué d’une pénétration remarquable, ferme, incapable de parti pris, également éloigné d’une fausse pitié et d’une sévérité excessive, M. Patrigent possède, à un degré éminent, toutes les qualités qu’exige la délicate et difficile mission du juge d’instruction.

Peut-être manque-t-il de la fébrile activité, parfois nécessaire pour frapper vite et juste; mais il possède une de ces patiences robustes que rien ne lasse ni ne décourage. Fort capable, d’ailleurs, de suivre pendant des années une instruction, comme il le fit lors de l’affaire des billets belges, dont il ne réunit les fils qu’après quatre ans d’investigations.

Aussi, était-ce dans son cabinet que venaient s’échouer les affaires éternelles, les enquêtes restées en chemin, les procédures incomplètes.

Tel est, aussi exactement que possible, l’homme vers lequel on conduisait Prosper; et on le conduisait par un chemin bien difficile.

On lui fit suivre un long corridor, traverser une salle pleine de gendarmes de Paris, descendre un escalier, traverser une manière de souterrain, puis monter un étroit et raide escalier qui n’en finissait pas.

Enfin, il arriva dans une longue et étroite galerie, basse d’étage, sur laquelle ouvraient quantité de portes numérotées.

Le gardien du malheureux caissier l’arrêta devant une de ces portes.

– Nous y sommes, lui dit-il; c’est ici que va se décider votre sort.

À cette réflexion du gardien, faite d’un ton de commisération profonde, Prosper ne put s’empêcher de frissonner.

C’était vrai pourtant: là, derrière cette porte, se trouvait un homme qui allait l’interroger, et selon ce qu’il répondrait, il serait relâché ou le mandat d’amener qu’on lui avait signifié la veille serait converti en mandat de dépôt.

Cependant, faisant appel à tout son courage, il posait déjà la main sur le bouton de la porte, lorsque son gardien l’arrêta.

– Oh! pas encore, lui dit-il, on n’entre pas comme cela: asseyez-vous, on vous appellera quand votre tour sera venu.

L’infortuné obéit, et son gardien prit place près de lui. Rien d’affreux, rien de lugubre comme une station dans cette sombre galerie des juges d’instruction.