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D’un bout à l’autre est établi contre le mur un grossier banc de chêne, noirci par un usage quotidien. Involontairement on songe que sur ce banc sont venus tour à tour, depuis dix ans, s’asseoir tous les prévenus, tous les voleurs, tous les assassins du département de la Seine.

C’est que tôt ou tard, fatalement, comme l’immondice à l’égout, le crime arrive à cette terrible galerie qui a une porte sur le bagne, l’autre sur la plate-forme de l’échafaud. C’est là, selon la triviale mais énergique expression d’un premier président, le grand lavoir public de tout le linge sale de Paris.

La galerie, à l’heure où Prosper y arriva, était fort animée. Le banc était presque entièrement occupé. À côté de lui, si près qu’il le coudoyait, on avait placé un homme en haillons, à figure sinistre.

Devant chaque porte, qui est celle d’un juge d’instruction, se tenaient des groupes de témoins, où on causait à voix basse. À tout moment, allaient et venaient des gendarmes de Paris, dont les fortes bottes résonnaient sur les dalles, et qui amenaient ou reconduisaient des prisonniers. Parfois, dominant le sourd murmure, on entendait un sanglot, et une femme, la mère ou la sœur de quelque prévenu, passait un mouchoir sur les yeux. À de courts intervalles, une porte s’ouvrait et se refermait, et la voix d’un huissier criait un nom ou un numéro.

À ce spectacle, à ces contacts flétrissants, au milieu de cette atmosphère chaude et chargée d’émanations étranges, le caissier se sentait défaillir, quand un petit vieux, vêtu de noir avec les insignes de sa dignité, la chaîne d’acier en sautoir, cria:

– Prosper Bertomy!

Le malheureux se dressa tout d’une pièce, et, sans savoir comment, se trouva poussé dans le cabinet du juge d’instruction.

Tout d’abord, il fut aveuglé. Il quittait un endroit fort obscur, et la fenêtre de la pièce où il entrait, placée en face de la porte, versait à flots un jour éclatant et criard.

Ce cabinet, comme tous ceux de la galerie, est sans physionomie particulière. On s’y croirait chez n’importe quel homme d’affaires.

Il est tendu d’un papier économique vert foncé, et à terre est un méchant tapis à vulgaires dessins noirs.

Vis-à-vis la porte est un grand bureau, encombré de dossiers, derrière lequel est placé le juge, faisant face à ceux qui entrent, de telle sorte que son visage reste dans l’ombre, pendant que celui des prévenus ou des témoins qu’il interroge est en pleine lumière. À droite, est une petite table où écrit le greffier, cet indispensable auxiliaire du juge.

Mais Prosper ne remarquait pas ces détails. Toute son attention se concentrait sur le magistrat, et, à mesure qu’il l’examinait mieux, il se disait que son gardien ne l’avait pas trompé.

Il est vrai que la figure de M. Patrigent, figure irrégulière, encadrée de courts favoris roux, animée par des yeux vifs et spirituels, respirant la bonté, est de celles qui, au premier abord, rassurent et attirent.

– Prenez une chaise, dit-il à Prosper.

Cette attention fut d’autant plus sensible au prévenu, qu’il s’attendait à être traité avec le dernier mépris. Elle lui parut d’un favorable augure, et lui rendit quelque liberté d’esprit.

Cependant M. Patrigent avait fait un signe à son greffier.

– Nous commençons, Sigault, dit-il, attention.

Et se retournant vers Prosper:

– Comment vous appelez-vous? demanda-t-il.

– Auguste-Prosper Bertomy, monsieur.

– Quel âge avez-vous?

– J’aurai trente ans le 5 mai prochain.

– Quelle est votre profession?

– Je suis, monsieur, c’est-à-dire j’étais le caissier de la maison de banque André Fauvel.

Le magistrat l’interrompit pour consulter un petit agenda placé près de lui. Prosper, qui suivait attentivement tous ses mouvements, se prenait à espérer, se disant que jamais un homme ayant l’air si peu prévenu contre lui ne le retiendrait en prison.

Le renseignement qu’il cherchait trouvé, M. Patrigent reprit l’interrogatoire:

– Où demeurez-vous? demanda-t-il.

– Rue Chaptal, 39, depuis quatre ans. J’habitais avant, 7, boulevard des Batignolles.

– Où êtes-vous né?

– À Beaucaire, département du Gard.

– Avez-vous encore vos parents?

– J’ai perdu ma mère il y a deux ans, monsieur, mais j’ai encore mon père.

– Habite-t-il Paris?

– Non, monsieur, il habite Beaucaire avec ma sœur qui est mariée à l’un des ingénieurs du canal du Midi.

C’est d’une voix affreusement troublée que Prosper répondit à ces dernières questions. C’est que s’il est des heures dans la vie où le souvenir de la famille encourage et console, il est de ces moments affreux où on voudrait être seul au monde et sortir des Enfants trouvés.

M. Patrigent remarqua fort bien et nota cette émotion de son prévenu lorsqu’il lui avait parlé de ses parents.

– Et, quelle est, continua-t-il, la profession de votre père?

– Il a été, monsieur, conducteur des ponts et chaussées, puis employé au canal du Midi, comme mon beau-frère; maintenant il a pris sa retraite.

Il y eut un moment de silence. Le juge d’instruction avait placé son fauteuil de telle sorte que tout en paraissant avoir la tête tournée, il ne perdait rien absolument du jeu de la physionomie de Prosper.

– Eh bien! fit-il tout à coup, vous êtes accusé d’avoir volé à votre patron trois cent cinquante mille francs.

Depuis vingt-quatre heures, le malheureux jeune homme avait eu le temps de se familiariser avec la terrible idée de cette accusation, et cependant, ainsi formulée et précisée, elle l’atterra, et il lui fut impossible d’articuler une syllabe.

– Qu’avez-vous à répondre? insista le juge d’instruction.

– Je suis innocent, monsieur, je vous jure, je suis innocent!

– Je le souhaite pour vous, fit M. Patrigent, et vous pouvez compter sur moi pour vous aider de toutes mes forces à faire éclater votre innocence. Avez-vous, du moins, quelques faits à alléguer pour votre défense, quelques preuves à donner?

– Eh! monsieur, que puis-je dire, lorsque moi-même je ne comprends pas ce qui a pu se passer! Je ne puis qu’invoquer ma vie entière…

Le magistrat interrompit Prosper d’un geste.

– Précisons, dit-il; le vol a été commis dans des circonstances telles que les soupçons ne peuvent, ce semble, atteindre que monsieur Fauvel ou vous. Peut-on soupçonner quelque autre personne?

– Non, monsieur.

– Vous vous dites innocent, le coupable est donc monsieur Fauvel.

Prosper ne répondit pas.

– Avez-vous, insista M. Patrigent, quelque motif de croire que votre patron s’est volé lui-même? Si léger qu’il soit, dites-le-moi.

Et comme le prévenu gardait toujours le silence:

– Allons, reprit le juge, vous avez, je le vois, besoin de réfléchir encore. Écoutez la lecture de votre interrogatoire que va vous faire mon greffier, vous signerez ensuite et on vous reconduira en prison.

Le malheureux était anéanti. La dernière lueur qui avait éclairé son désespoir s’éteignait. Il n’entendit rien de ce que lui lut Sigault, c’est sans voir qu’il signa.