Il était si chancelant en sortant du cabinet du juge, que son gardien lui conseilla de s’appuyer sur lui.
– Cela ne va donc pas bien? lui dit cet homme; allons, monsieur, il faut du courage.
Du courage! Prosper n’en avait plus quand il se retrouva dans sa cellule; mais avec la colère, la haine entrait dans son cœur.
Il s’était promis qu’il parlerait au juge d’instruction, qu’il se défendrait, qu’il établirait son innocence, on ne lui en avait pas laissé le temps. Il se reprochait amèrement d’avoir cru à des apparences de bienveillance.
– Quelle dérision! disait-il, est-ce donc là un interrogatoire?
Non, ce n’était pas un interrogatoire, en effet, mais une simple formalité.
En faisant comparaître Prosper, M. Patrigent obéissait à l’article 93 du Code d’instruction criminelle, lequel dit que «tout inculpé sous le coup d’un mandat d’amener sera interrogé dans les vingt-quatre heures au plus tard».
Mais ce n’est pas en vingt-quatre heures, surtout dans une affaire comme celle-là, en l’absence de tout corps de délit, de toute preuve matérielle, de tout indice même, qu’un juge d’instruction peut réunir les éléments d’un interrogatoire.
Pour triompher de l’opiniâtre défense d’un prévenu qui se renferme dans la négation absolue comme dans une forteresse, il faut des armes. Ces armes, M. Patrigent s’occupait à les préparer.
Si Prosper était resté une heure de plus dans la galerie, il aurait vu le même huissier qui l’avait appelé sortir du cabinet du juge d’instruction et crier:
– Le numéro 3!
Le témoin qui avait le numéro 3, et qui s’était assis, en attendant son tour, sur le banc de bois, c’était M. André Fauvel.
Le banquier n’était plus le même homme.
Autant, dans ses bureaux, il avait paru animé d’intentions bienveillantes, autant, lorsqu’il entra chez le juge, il semblait irrité contre son caissier. La réflexion qui, d’ordinaire, amène avec le calme le besoin de pardonner, ne lui avait apporté que colère et désirs de vengeance.
Les inévitables questions qui commencent tout interrogatoire lui avaient à peine été adressées que son naturel fougueux l’emportant, il se répandit contre Prosper en récriminations et même en invectives.
Il fallut que M. Patrigent lui imposât silence, lui rappelant ce qu’il se devait à lui-même, quels que fussent d’ailleurs les torts de son employé.
Facile tout à l’heure avec le prévenu, le juge d’instruction devenait attentif et méticuleux. C’est que l’interrogatoire de Prosper n’avait été qu’une formalité, la constatation d’un fait brutal. Il s’agissait maintenant de rechercher les faits accessoires, les particularités, de grouper enfin en faisceau les circonstances, en apparence les plus insignifiantes, pour en tirer une conviction.
– Procédons par ordre, monsieur, dit-il à M. Fauvel, et, pour le moment, bornez-vous, je vous prie, à répondre à mes questions. Doutiez-vous de la probité de votre caissier?
– Certes, non! Et cependant, mille raisons auraient dû m’inquiéter.
– Quelles raisons, je vous prie?
– Monsieur Bertomy, mon caissier, jouait, il passait des nuits au baccarat, à diverses reprises j’ai su qu’il avait perdu de fortes sommes. Il avait de mauvaises connaissances. Une fois, avec un des clients de ma maison, monsieur de Clameran, il s’est trouvé mêlé à une affaire scandaleuse de jeu, qui avait commencé chez une femme, et qui s’est terminée en police correctionnelle.
Et pendant plus d’une minute, le banquier chargea terriblement Prosper. Quand enfin il s’arrêta:
– Avouez, monsieur, fit le juge, que vous êtes bien imprudent, pour ne pas dire bien coupable, d’avoir osé confier votre caisse à un tel homme.
– Eh! monsieur, répondit M. Fauvel, Prosper n’a pas toujours été ainsi. Jusqu’à l’an passé, il a été le modèle des hommes de son âge. Admis dans ma maison, il faisait presque partie de ma famille, il passait toutes ses soirées avec nous, il était l’ami intime de mon fils aîné, Lucien. Puis, tout à coup, brusquement, du jour au lendemain, il a cessé ses visites et nous ne l’avons plus revu. Cependant, j’avais tout lieu de le croire fort épris de ma nièce Madeleine.
M. Patrigent eut un certain froncement de sourcils qui lui est familier quand il croit avoir saisi quelque indice.
– Ne serait-ce pas précisément cette inclination, demanda-t-il, qui aurait déterminé l’éloignement de monsieur Bertomy?
– Pourquoi? fit le banquier de l’air le plus surpris. Je lui aurais le plus volontiers du monde accordé la main de Madeleine, et pour être franc, je supposais qu’il me la demanderait. Ma nièce eût été un beau parti, un parti inespéré pour lui; elle est très jolie, et elle aura un demi-million de dot.
– Alors, vous ne voyez nul motif à la conduite de votre caissier?
Le banquier parut chercher.
– Aucun absolument, répondit-il. J’ai toujours supposé que Prosper avait été entraîné hors du droit chemin par un jeune homme dont il fit la connaissance chez moi à cette époque, monsieur Raoul de Lagors.
– Ah!… et quel est ce jeune homme?
– Un parent de ma femme, un charmant garçon, spirituel, bien élevé, un peu étourdi, mais assez riche pour payer ses étourderies.
Le juge d’instruction n’avait plus l’air d’écouter; il inscrivait ce nom de Lagors sur son agenda, à la suite d’une liste de noms déjà longue.
– Maintenant, reprit-il, arrivons au fait: vous êtes sûr que le vol n’a pas été commis par personne de votre maison?
– Matériellement sûr; oui, monsieur.
– Votre clé ne vous quittait jamais?
– Rarement, du moins; et quand je ne la portais pas sur moi, je la déposais dans un des tiroirs du secrétaire de ma chambre à coucher.
– Où était-elle, le soir du vol?
– Dans mon secrétaire.
– Mais alors…
– Pardon, monsieur, interrompit M. Fauvel, permettez-moi de vous faire remarquer que pour un coffre-fort comme le mien la clé ne signifie rien. Avant tout il faut connaître le mot sur lequel tournent les cinq boutons mobiles. Avec le mot, on peut à la rigueur ouvrir sans clé, mais sans le mot…
– Et ce mot, vous ne l’avez dit à personne?
– À personne au monde, non monsieur. Et tenez, j’aurais été parfois bien embarrassé de dire sur quel mot ma caisse était fermée. Prosper le changeait quand bon lui semblait, il me prévenait et il m’arrivait de l’oublier.
– L’aviez-vous oublié, le jour du vol?
– Non, le mot avait été changé l’avant-veille et sa singularité m’avait frappé.
– Quel était-il?
– Gypsy, G, y, p, s, y, fit le banquier dictant l’orthographe.
Ce mot aussi, M. Patrigent l’écrivit.
– Encore une question, monsieur, dit-il, étiez-vous chez vous la veille du vol?
– Non, monsieur. Je dînais chez un de mes amis, et j’y ai passé la soirée. Lorsque je suis rentré chez moi, vers une heure, ma femme était couchée, et je me suis moi-même couché immédiatement.
– Et vous ignoriez quelle somme se trouvait dans la caisse?