– Absolument. D’après mes ordres formels, je devais supposer qu’il ne s’y trouvait qu’une somme insignifiante: je l’ai déclaré à monsieur le commissaire, et monsieur Bertomy l’a reconnu.
– C’est exact, le procès-verbal en fait foi.
M. Patrigent se tut. Pour lui, tout était dans ce fait: le banquier ignorait qu’il y eût trois cent cinquante mille francs en caisse et Prosper avait manqué à son devoir en les faisant retirer de la Banque, donc… La conclusion était facile à tirer.
Voyant qu’on ne l’interrogeait plus, le banquier pensa qu’il pouvait enfin tout dire ce qu’il avait sur le cœur.
– Je me crois au-dessus du soupçon, monsieur, commença-t-il, et cependant je ne dormirai tranquille que lorsque la culpabilité de mon caissier aura été parfaitement établie. La calomnie s’attaque de préférence à l’homme qui a réussi; je puis être calomnié. Trois cent cinquante mille francs sont une fortune capable de tenter le plus riche. Je vous serai reconnaissant de faire examiner la situation de ma maison, cet examen prouvera que je ne puis avoir nul intérêt à me voler moi-même, la prospérité de mes affaires…
– Il suffit, monsieur.
Il suffisait en effet. Déjà M. Patrigent était renseigné et savait aussi bien que le banquier à quoi s’en tenir sur sa situation.
Il le pria de signer son interrogatoire et le reconduisit jusqu’à la porte de son cabinet, faveur rare de sa part.
M. Fauvel sorti, Sigault, le greffier, se permit une observation.
– Voilà une affaire diablement obscure, dit-il. Si le caissier est adroit et ferme, il me paraît bien difficile de le convaincre.
– Peut-être, répondit le juge; mais voyons les autres témoins.
Celui qui avait le numéro 4 n’était autre que Lucien, le fils aîné de M. Fauvel.
Ce jeune homme, grand et beau garçon, de vingt-deux ans, répondit qu’il aimait beaucoup Prosper, qu’il avait été fort lié avec lui et qu’il l’avait toujours considéré comme un honnête homme, incapable même d’une indélicatesse.
Il déclara qu’à cette heure encore, il ne pouvait s’expliquer comment et par quelle suite de circonstances fatales Prosper en était venu à commettre un vol. Il s’était aperçu que Prosper jouait, mais non autant qu’on le prétendait. Il n’avait jamais vu qu’il fît des dépenses au-dessus de ses moyens.
Au sujet de sa cousine Madeleine, il répondit:
– J’ai toujours pensé que Prosper était amoureux de Madeleine, et jusqu’à hier j’ai été convaincu qu’il l’épouserait, sachant que mon père ne s’opposerait pas à ce mariage. J’ai toujours attribué la désertion de Prosper à une brouille avec ma cousine, mais j’étais persuadé qu’ils finiraient par se réconcilier.
Ces renseignements, mieux encore que ceux de M. Fauvel, éclairaient le passé du caissier, mais ne révélaient en apparence aucun indice dont on pût tirer parti dans les conjonctures présentes.
Lucien signa sa déposition et se retira.
C’était au jeune Cavaillon à être interrogé.
Le pauvre garçon était, lorsqu’il se présenta devant le juge, dans un état à faire pitié.
Ayant, en grand secret, la veille, raconté à l’un de ses amis, clerc d’avoué, son aventure avec l’agent de la sûreté, ce clerc l’avait outrageusement plaisanté de sa poltronnerie. Il éprouvait d’affreux remords et avait passé la nuit à se reprocher d’avoir perdu Prosper.
Il eut au moins ce mérite de s’efforcer de réparer ce qu’il appelait sa trahison.
Il n’accusa pas précisément M. Fauvel, mais il déclara courageusement qu’il était l’ami du caissier, son obligé, et qu’il était sûr de son innocence comme de la sienne propre.
Malheureusement, outre qu’il n’avait nulles preuves à fournir à l’appui de ses dires, sa profession d’amitié passionnée enlevait beaucoup de valeur à ses déclarations.
Après Cavaillon, six ou huit employés de la maison Fauvel défilèrent successivement dans le cabinet du juge; mais leurs dépositions furent presque toutes insignifiantes.
L’un d’eux, cependant, donna un détail que nota le juge. Il prétendit savoir que Prosper avait spéculé à la Bourse, par l’entremise de M. Raoul de Lagors, et gagné des sommes importantes.
Cinq heures sonnaient lorsque la liste des témoins cités pour ce jour fut épuisée. Mais la tâche de M. Patrigent n’était pas terminée encore. Il sonna son huissier, qui parut presque aussitôt, et lui dit:
– Allez, au plus vite, me chercher Fanferlot.
L’agent de la sûreté fut long à se rendre aux ordres du juge. Ayant rencontré dans la galerie un de ses collègues, il s’était cru obligé à une politesse, et l’huissier avait été obligé d’aller le relancer au petit estaminet du coin.
– Depuis quand vous faites-vous attendre? dit sévèrement le juge lorsqu’il entra.
Fanferlot, qui s’était présenté en saluant jusqu’à terre, s’inclina, s’il est possible, plus profondément encore.
C’est qu’en dépit de son visage riant, mille inquiétudes le taquinaient. Pour suivre seul l’affaire Bertomy, il lui fallait jouer un double jeu qu’on pouvait découvrir. À ménager la chèvre de la justice et le chou de son ambition, il courait de gros risques, dont le moindre était de perdre sa place.
– J’ai eu beaucoup à faire, répondit-il pour s’excuser, et je n’ai pas perdu mon temps.
Et tout aussitôt il se mit à rendre compte de ses démarches. Non sans embarras, par exemple, car il ne parlait qu’avec toutes sortes de restrictions, triant ce qu’il devait dire et ce qu’il pouvait taire. Ainsi il livra l’histoire de la lettre de Cavaillon, remit même au juge cette lettre qu’il avait volée à Gypsy, mais il ne souffla mot de Madeleine. En revanche, il donna sur Prosper et sur Mme Gypsy une foule de détails biographiques ramassés un peu partout.
À mesure qu’il avançait dans son récit, les convictions de M. Patrigent s’affermissaient.
– Évidemment, murmura-t-il, ce jeune homme est coupable.
Fanferlot ne releva pas cette réflexion. Cette opinion n’était pas la sienne, mais il était ravi de cette idée que le juge faisait fausse route, se disant qu’il n’en aurait que plus de gloire à saisir le vrai coupable. Le fâcheux est qu’il ne savait encore comment arriver à ce beau résultat.
Tous les renseignements recueillis, le juge congédia son agent en lui donnant diverses missions et en lui assignant rendez-vous pour le lendemain.
– Surtout, dit-il en finissant, ne perdez pas de vue la fille Gypsy; elle doit savoir où est l’argent et peut nous mettre sur la trace.
Fanferlot eut un sourire malin.
– Monsieur le juge peut être tranquille, dit-il; la dame est en bonnes mains.
Resté seul, et bien que la soirée fut avancée, M. Patrigent prit encore bon nombre de mesures qui devaient faire affluer chez lui les dépositions.
Cette affaire s’était absolument emparée de son esprit, et l’irritait et l’attirait tout ensemble. Il lui semblait y découvrir certains côtés obscurs et mystérieux qu’il s’était juré de pénétrer.
Le lendemain, bien avant son heure habituelle, il était à son cabinet. Il entendit ce jour-là Mme Gypsy, fit revenir Cavaillon et envoya chercher M. Fauvel. Et cette activité, il la déploya les jours suivants.