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– Soit, je m’attendais à cette réponse. Ce sera donc notre famille qui réparera le préjudice causé par vous à votre patron.

– Comment? que voulez-vous dire?

– Le jour où il nous a appris votre crime, votre beau-frère est venu me rapporter la dot de votre sœur, soixante-dix mille francs. J’ai pu réunir de mon côté cent quarante mille francs. C’est en tout deux cent dix mille francs que j’ai là sur moi, et je vais les aller porter à monsieur Fauvel.

Cette menace tira Prosper de son anéantissement.

– Vous ne ferez pas cela! s’écria-t-il avec une violence mal contenue.

– Je le ferai avant la fin de la journée. Pour le reste de la somme monsieur Fauvel m’accordera du temps. Ma pension de retraite est de quinze cents francs, je puis vivre avec cinq cents, je suis encore assez fort pour remplir un emploi, de son côté, votre beau-frère…

M. Bertomy s’arrêta court, épouvanté de l’expression de la physionomie de son fils. Une colère si furieuse qu’elle tournait à la folie, contractait ses traits; ses yeux, tout à l’heure éteints, lançaient des éclairs.

– Vous n’avez pas le droit, mon père! s’écria-t-il, non, vous n’avez pas le droit d’agir ainsi. Libre à vous de refuser de me croire; il vous est interdit de tenter une démarche qui serait un aveu et me perdrait. Qui vous assure que je suis coupable? Quoi? lorsque la justice hésite, vous, mon père, vous n’hésitez pas, et, plus impitoyable que la justice, vous me condamnez sans m’entendre.

– Je remplirai mon devoir!

– C’est-à-dire que je suis au bord de l’abîme et que vous allez m’y précipiter! Est-ce là ce que vous appelez votre devoir? Quoi! entre des étrangers qui m’accusent et moi qui vous crie que je suis innocent, vous ne balancez pas? Pourquoi? Est-ce parce que je suis votre fils? Notre honneur est en péril, c’est vrai; raison de plus pour me soutenir, pour m’aider à le défendre et à le sauver.

Prosper avait su trouver de ces accents qui font pénétrer le doute au plus profond des consciences et ébranlent les plus solides convictions. M. Bertomy était ému.

– Cependant, murmura-t-il, tout vous accuse.

– Ah! mon père! c’est que vous ne savez pas qu’un jour j’ai dû fuir Madeleine; il le fallait. J’étais désespéré, j’ai voulu m’étourdir. J’ai cherché l’oubli, j’ai trouvé le dégoût et la honte. Ô Madeleine!…

Il s’attendrissait; mais bientôt il reprit avec une violence croissante:

– Tout est contre moi, peu importe! je saurai me justifier ou périr à la tâche. La justice humaine est sujette à l’erreur; innocent, je puis être condamné; soit, je subirai ma peine; mais on sort du bagne…

– Malheureux, que dites-vous?…

– Je dis, mon père, que je suis maintenant un autre homme. Ma vie a un but, désormais, la vengeance. Je suis victime d’une machination infâme. Tant que j’aurai une goutte de sang dans les veines, j’en poursuivrai l’auteur. Et je le trouverai, il faudra bien qu’il expie mes tortures et mes angoisses. C’est de la maison Fauvel que part le coup, c’est là qu’il faut chercher.

– Prenez garde! fit M. Bertomy, la colère vous égare!…

– Oui, je comprends, vous allez me vanter la probité de monsieur André Fauvel; vous allez me dire que toutes les vertus se sont réfugiées au sein de cette famille patriarcale. Qu’en savez-vous? Serait-ce la première fois que de beaux semblants d’honnêteté cacheraient les plus honteux secrets? Pourquoi Madeleine m’a-t-elle un jour, tout à coup, défendu de songer à elle? Pourquoi m’a-t-elle exilé, alors qu’elle souffre autant que moi de notre séparation, alors qu’elle m’aime encore, m’entendez-vous bien, qu’elle m’aime…, j’en suis sûr, j’en ai eu la preuve.

L’heure accordée à M. Bertomy pour un entretien avec son fils était écoulée, le geôlier vint l’en avertir.

Mille sentiments divers déchiraient le cœur de ce père infortuné, et lui étaient toute liberté de réflexion.

Si Prosper disait vrai, pourtant! Quels ne seraient pas plus tard ses remords d’avoir ajouté à son malheur, déjà si grand! Et qui prouvait qu’il ne disait pas vrai!

La voix de ce fils dont, si longtemps, il avait été fier, avait réveillé en lui toutes les tendresses paternelles violemment comprimées. Eh! fût-il coupable, et coupable d’un pire crime, en était-il moins son fils?

Sa figure avait perdu toute sa sévérité, ses yeux étaient brillants de larmes près de s’échapper.

Il voulait sortir grave et irrité comme il était entré: il n’eut pas ce courage cruel. Son cœur se brisa, il ouvrit les bras et pressa Prosper contre sa poitrine.

– Ô mon fils!… murmurait-il en se retirant, puisses-tu avoir dit vrai!…

Prosper l’emportait, il avait presque convaincu son père de son innocence. Mais il n’eut pas le temps de se réjouir de cette victoire.

La porte de la cellule s’ouvrit presque aussitôt après s’être refermée, et la voix du geôlier, comme la première fois, cria:

– Allons, monsieur, à l’instruction.

Il fallait obéir quand même, il obéit.

Mais sa démarche n’était plus celle des premiers jours, un changement complet venait de s’opérer en lui. Il allait le front haut, d’un pas assuré, et le feu de la résolution éclatait dans ses yeux.

Il connaissait le chemin, maintenant, et il marchait un peu en avant du garde de Paris qui l’accompagnait.

Comme il traversait la petite salle basse où se tiennent les agents et les gardes de service, il croisa cet homme à lunettes d’or, qui, dans la salle du greffe, l’avait fixé si longtemps.

– Du courage! Monsieur Prosper Bertomy, lui dit ce personnage, si vous êtes innocent, on vous aidera.

Prosper, surpris, s’arrêta; il cherchait une réponse, mais déjà l’homme était passé.

– Quel est ce monsieur? demanda-t-il au garde qui le suivait.

– Quoi! vous ne le connaissez pas! répondit le garde d’un air de surprise profonde, mais c’est monsieur Lecoq, de la sûreté.

– Qui ça, Lecoq?

– Vous pourriez bien dire «monsieur», fit le garde de Paris offensé; ça ne vous écorcherait pas la bouche. Monsieur Lecoq est un homme à qui on n’en conte pas, et qui sait tout ce qu’il veut savoir. Si vous l’aviez eu, au lieu de ce mielleux imbécile de Fanferlot, votre affaire serait depuis longtemps réglée. Avec lui, on ne languit pas. Mais il a l’air d’être de vos connaissances?

– Je ne l’avais jamais vu avant le jour où on m’a amené ici.

– Il ne faudrait pas en jurer, parce que, voyez-vous, personne ne peut se vanter de connaître la vraie figure de monsieur Lecoq. Il est ceci aujourd’hui et cela demain; tantôt brun, tantôt blond, parfois tout jeune, d’autres fois si vieux qu’on lui donnerait cent ans. Tenez, moi qui vous parle, il m’enfonce comme il veut. Je cause avec un inconnu, paf! c’est lui. N’importe qui peut être lui. On m’aurait dit que vous étiez lui, j’aurais répondu: «C’est bien possible.» Ah! il peut se vanter, celui-là, de faire tout ce qu’il veut de son corps.

Le garde de Paris aurait longtemps encore poursuivi la légende de M. Lecoq, mais il arrivait avec son prévenu à la galerie des juges d’instruction.

Cette fois, Prosper n’eut pas à attendre sur l’humble banc de bois; le juge, au contraire, l’attendait.