– Monsieur, ce jour que vous dites, j’ai vendu, par l’intermédiaire d’un agent de change, quelques titres que j’avais, moyennant trois mille francs; j’ai de plus pris à ma caisse, en avance sur mes appointements, deux mille francs. Je n’ai rien à dissimuler.
Décidément, le prévenu avait réponse à tout. M. Patrigent dut chercher un autre point d’attaque.
– Si vous n’aviez rien à cacher, dit-il, pourquoi ce billet – il le montrait – jeté mystérieusement à un de vos collègues?
Le coup, cette fois, porta. Les yeux de Prosper vacillaient sous le regard du juge d’instruction.
– Je pensais, balbutia-t-il, je voulais…
– Vous vouliez cacher votre maîtresse.
– Eh bien! oui, monsieur, c’est vrai. Je savais que lorsqu’un homme est, comme je le suis, accusé d’un crime, toutes les faiblesses, toutes les défaillances de sa vie deviennent des charges terribles.
– C’est-à-dire que vous avez compris que la présence d’une femme chez vous donnait un poids énorme à l’accusation. Car vous vivez avec une femme?…
– Je suis jeune, monsieur…
– Assez!… la justice peut pardonner à des égarements passagers, elle ne saurait excuser le scandale de ces unions, qui sont un défi permanent à la morale publique. L’homme qui se respecte assez peu pour vivre avec une femme perdue n’élève pas cette femme jusqu’à lui, il descend jusqu’à elle.
– Monsieur!…
– Vous savez, j’imagine, quelle est la femme à laquelle vous laissez donner le nom honorable porté par votre mère?
– Madame Gypsy, monsieur, était institutrice lorsque je l’ai connue; elle est née à Porto et est venue en France à la suite d’une famille portugaise.
Le juge d’instruction haussa les épaules.
– Elle ne s’appelle pas Gypsy, dit-il, elle n’a jamais été institutrice, elle n’est pas portugaise.
Prosper voulut protester, mais M. Patrigent lui imposa silence. Il cherchait parmi toutes les pièces contenues dans un énorme dossier placé devant lui.
– Ah! voilà, fit-il, écoutez. Palmyre Chocareille, née à Paris en 1840, fille de Chocareille, Jacques, employé aux pompes funèbres, et de Caroline Piedlent, sa femme.
Le prévenu eut un geste d’impatience. Il ne comprenait pas que le juge en ce moment tenait surtout à lui prouver que rien n’échappe à la police.
– Palmyre Chocareille, continua-t-il, a été mise à douze ans en apprentissage chez un fabricant de chaussures, et elle y est restée jusqu’à seize ans. Les renseignements font défaut pendant une année. À dix-sept ans, elle entre en qualité de domestique chez les époux Dombas, épiciers, rue Saint-Denis, et y reste trois mois. Elle traverse cette même année – 1857 – huit ou dix places. En 1858, lasse du service, elle entre comme demoiselle chez un marchand d’éventails du passage Choiseul.
Tout en lisant, le juge d’instruction observait Prosper, cherchant sur son visage l’effet produit par ses révélations.
– À la fin de 1858, poursuivit-il, la fille Chocareille entre au service d’une dame Nunès et part avec elle pour Lisbonne. Combien de temps reste-t-elle au Portugal? qu’y fait-elle? Mes rapports sont muets à cet égard. Ce qui est certain, c’est qu’en 1861, elle était de retour à Paris, et y était condamnée par le tribunal de la Seine à trois mois de prison pour coups et blessures. Ah! Elle rapportait du Portugal le nom de Nina Gypsy.
– Mais, monsieur, essaya Prosper, je vous assure…
– Oui, je comprends; cette histoire est moins romanesque, sans doute, que celle qui vous a été contée; elle a le mérite d’être vraie. Nous perdons Palmyre Chocareille, dite Gypsy, à sa sortie de prison. Mais nous la retrouvons six mois plus tard, ayant fait connaissance d’un commis voyageur, nommé Caldas, qui s’était épris de sa beauté et lui avait meublé un appartement près de la Bastille. Elle vivait avec lui, et portait son nom, lorsqu’elle l’a quitté pour vous suivre. Avez-vous ouï parler de ce Caldas.
– Jamais, monsieur…
– Cet infortuné aimait tant cette créature, qu’à la nouvelle de son abandon, il faillit devenir fou de douleur. C’était, paraît-il, un homme énergique, et il avait juré publiquement qu’il tuerait celui qui lui avait enlevé sa maîtresse. On a lieu de croire que depuis il s’est suicidé. Ce qui est prouvé, c’est que peu après le départ de la fille Chocareille, il a vendu les meubles de l’appartement et a disparu. Tous les efforts faits pour retrouver ses traces ont été vains.
Le juge d’instruction s’arrêta un moment comme pour bien donner à Prosper le loisir de la réflexion, et c’est en scandant tous ses mots qu’il ajouta:
– Voilà la femme dont vous aviez fait votre compagne, la femme pour laquelle vous avez volé!…
Cette fois encore, mal servi par les renseignements incomplets de Fanferlot, M. Patrigent faisait fausse route.
Il avait espéré arracher un cri à la passion de Prosper, blessée au vif; point, il restait impassible. De tout ce qu’avait dit le juge, il n’avait retenu que le nom de ce pauvre commis voyageur qui s’était suicidé, Caldas.
– Avouez au moins, insista M. Patrigent, que cette fille a causé votre perte.
– Je ne saurais avouer cela, monsieur, car cela n’est pas.
– Elle a cependant été l’occasion de vos plus fortes dépenses. Et tenez – le juge tira une facture du dossier -, dans le seul mois de décembre dernier, vous avez payé pour elle à un couturier, au sieur Van-Klopen: deux robes de ville, neuf cents francs; une robe de soirée, sept cents francs, un domino garni de dentelles, quatre cents francs.
– Tout cet argent a été dépensé par moi librement, froidement, sans entraînement.
M. Patrigent haussa les épaules.
– Vous niez l’évidence, fit-il. Soutiendrez-vous aussi que ce n’est pas pour cette fille que vous avez renoncé à des habitudes de plusieurs années et cessé de passer vos soirées chez votre patron?
– Ce n’est pas pour elle, monsieur, je vous l’affirme.
– Alors, pourquoi, tout à coup, ne plus paraître dans une maison où vous sembliez faire votre cour à une jeune fille dont on vous eût accordé la main, monsieur Fauvel me l’a dit, vous l’avez écrit à votre père.
– J’ai eu des raisons que je ne puis dire, répondit Prosper dont la voix trembla.
Le juge respira. Enfin, il trouvait un défaut à l’armure du prévenu.
– Serait-ce mademoiselle Madeleine qui vous aurait éloigné? demanda-t-il.
Prosper garda le silence. Il était visiblement très agité.
– Parlez, insista M. Patrigent, je dois vous prévenir que cette circonstance est des plus graves aux yeux de la prévention.
– Quel que soit le péril du silence, je dois me taire.
– Prenez garde, fit le juge, la justice ne saurait se payer de scrupules de conscience.
M. Patrigent se tut. Il attendait une réponse, elle ne vint pas.
– Vous vous obstinez, reprit-il, eh bien! poursuivons. Vous avez, depuis un an, dépensé, dites-vous, cinquante mille francs. La prévention dit soixante-dix mille; mais prenons votre chiffre. Vos ressources sont à bout; votre crédit est épuisé, continuer votre genre de vie est impossible; que comptiez-vous faire?
– Je n’avais aucun projet, monsieur, je m’étais dit ça ira tant que ça pourra, et après…