Et Fanferlot en personne parut sur le seuil.
Trois ans auparavant, Fanferlot tenait un petit bureau de renseignements clandestins; Mme Alexandre, marchande à la toilette sans patente, eut besoin de faire surveiller quelques créances suspectes; de là leurs premières relations.
S’ils s’épousèrent pour de bon à la mairie et à l’église, c’est qu’il leur sembla qu’un sacrement serait comme un baptême qui laverait leur passé!
De ce jour, Fanferlot céda son cabinet de recherches pour entrer à la préfecture, où il avait déjà été employé, et Mme Alexandre renonça au commerce.
Faisant une seule masse de leurs économies, ils louèrent et meublèrent l’hôtel du Grand-Archange, et ils prospérèrent, estimés, ou à peu près, du voisinage, lequel ignorait les relations de Fanferlot et de la préfecture de police.
– Comme tu rentres tard, mon petit homme! s’écria-t-elle, lâchant la cuillère à potage pour courir l’embrasser.
Mais c’est d’un air distrait qu’il reçut ses caresses.
– Je suis éreinté, dit-il; j’ai joué toute la journée au billard avec Évariste, le valet de chambre de monsieur Fauvel, je l’ai laissé me gagner tant qu’il a voulu; un garçon qui ne sait pas seulement ce que c’est qu’un «massé»… enfin! J’ai fait sa connaissance avant-hier et je suis maintenant son meilleur ami. Si je veux entrer chez le banquier comme garçon de bureau à la place d’Antonin, je suis sûr de la protection de monsieur Évariste.
– Quoi! tu serais garçon de bureau, toi!…
– Dame! s’il le faut absolument, pour y voir tout à fait clair dans la maison Fauvel et étudier mes personnages de plus près.
– Le valet de chambre ne t’a donc rien dit?
– Rien du moins qui puisse me servir, et cependant je l’ai retourné comme un gant. C’est un homme comme on n’en voit pas, ce banquier. Il n’a pas un vice, me disait Évariste, pas seulement un pauvre petit défaut sur lequel son valet de chambre puisse gagner dix sous. Il ne fume pas, il ne boit pas, il ne joue jamais, il n’a pas de maîtresses; un saint, quoi! il est riche à millions, et il vit petitement, chichement, comme un épicier; il est fou de sa femme, il adore ses enfants, il reçoit souvent mais sort très rarement.
– Sa femme est donc jeune?
– Elle doit avoir dans les cinquante ans.
Mme Alexandre réfléchit un instant.
– T’es-tu informé, demanda-t-elle, des autres personnes de la famille?
– Certainement. Un des fils est officier, je ne sais où, n’en parlons pas; c’est le plus jeune. L’aîné, Lucien, qui vit avec ses parents est, à ce qu’il paraît, une vraie demoiselle pour la sagesse.
– Et la femme, et cette nièce dont tu m’as parlé?
– Évariste n’a rien pu me dire sur leur compte.
Mme Alexandre haussa les épaules.
– Si tu n’as rien trouvé, fit-elle, c’est qu’il n’y a rien. Et tiens, à ta place, sais-tu ce que je ferais?
– Parle.
– J’irais consulter monsieur Lecoq.
Fanferlot à ce nom bondit comme si on lui eût tiré un coup de pistolet aux oreilles.
– Joli conseil! fit-il, tu veux donc que je perde ma place? Si monsieur Lecoq se doutait seulement de ce que j’ai voulu faire.
– Qui te parle de lui dire ton secret, on lui demande son avis d’un air indifférent, on retient ce qu’il peut avoir imaginé de bien et ensuite on agit à sa guise.
L’agent de la sûreté parut peser les raisons de son épouse.
– Tu as peut-être raison, dit-il, et cependant il est diablement malin, monsieur Lecoq, et fort capable de me deviner.
– Malin…! riposta Mme Alexandre, piquée, malin!… c’est vous tous à la préfecture qui, à force de répéter ça, avez fait sa réputation.
– Enfin, conclut Fanferlot, je verrai, je réfléchirai, mais en attendant, que dit la petite?
La petite, c’était Mme Nina Gypsy.
En venant s’installer au Grand-Archange, la pauvre fille avait cru suivre un bon conseil, et encore maintenant, Fanferlot ne s’étant pas montré, elle restait convaincue qu’elle avait obéi à un ami de Prosper. Lorsqu’elle avait reçu la citation de M. Patrigent, elle avait admiré l’habileté de la police qui avait su en si peu de temps découvrir sa cachette; car elle s’était établie à l’hôtel sous un faux nom, c’est-à-dire sous son vrai nom de Palmyre Chocareille.
Habilement questionnée, par l’ancienne marchande à la toilette, elle s’était livrée sans défiance et avait raconté toute son histoire.
Et c’est ainsi, à peu de frais, que Fanferlot avait pu se poser près du juge en agent d’une habileté supérieure.
– La petite, répondit Mme Alexandre, est toujours là-haut. Toujours… et elle ne se doute de rien. Mais la retenir devient de plus en plus difficile. Je ne sais ce que lui a dit le juge, elle m’est revenue hors d’elle-même. Elle voulait aller faire du tapage chez monsieur Fauvel. Ce tantôt, après un accès de colère, elle a écrit une lettre et l’a donnée à Jean pour la mettre à la poste; mais je m’en suis emparée pour te la montrer.
– Quoi! interrompit Fanferlot, tu as une lettre et tu ne me le dis pas, et elle renferme peut-être le mot de l’énigme! Vite, donne-la-moi.
Sur l’ordre de son mari, l’ancienne marchande à la toilette ouvrit une petite chiffonnière et en tira la lettre de Mme Gypsy, qu’elle lui présenta.
– Tiens, lui dit-elle, sois satisfait!
En vérité, pour une ancienne femme de chambre, Palmyre Chocareille, devenue Gypsy, n’avait pas une vilaine écriture.
L’adresse de sa lettre, tracée en belle anglaise, était ainsi conçue:
Monsieur
L. de Clameran, maître de forges
à l’hôtel du Louvre.
Pour remettre à M. Raoul de Lagors.
(Très pressée.)
– Oh! oh! fit Fanferlot, accompagnant son exclamation d’un petit sifflement qui lui est habituel, quand il croit avoir fait quelque trouvaille, oh! oh!…
– Est-ce que tu vas l’ouvrir? interrogea Mme Alexandre.
– Un peu, répondit Fanferlot, en faisant sauter le cachet avec une merveilleuse dextérité.
Il lut, et Mme Alexandre, penchée sur l’épaule de son «petit homme», lut aussi:
Monsieur Raoul,
Prosper est en prison, accusé d’un vol qu’il n’a pas commis, j’en suis sûre. Déjà, il y a trois jours, je vous ai écrit à ce sujet…
– Hein! comment!… s’interrompit Fanferlot, cette péronnelle a écrit et je n’ai pas vu sa lettre!…
– Mais, mon bon petit homme, cette malheureuse peut avoir jeté sa lettre à la poste elle-même, lorsqu’elle est sortie pour aller au Palais de Justice.
– C’est possible, en effet, dit Fanferlot un peu calmé. Il reprit sa lecture:
… Je vous ai déjà écrit à ce sujet, et je n’ai pas de nouvelles. Qui donc viendra au secours de Prosper si ses meilleurs amis l’abandonnent? Si vous laissiez cette lettre-ci sans réponse, je me croirai dégagée de certaine promesse que vous savez, et, sans scrupule, je raconterai à Prosper la conversation surprise par moi entre vous et M. de Clameran. Mais je puis compter sur vous, n’est-ce pas? Je vous attendrai à l’hôtel du Grand-Archange, après-demain, de midi à quatre heures.