– D’abord, ceci prouve que mon flair ne m’avait pas trompé: le caissier est innocent.
– Pourquoi?
– Parce que libre d’ouvrir et de fermer la caisse quand bon lui semble, il n’aurait pas été chercher un témoin juste au moment de voler.
– Bien raisonné. Seulement, à ce compte, le banquier, lui aussi, est innocent; réfléchis un peu.
Fanferlot réfléchit et toute son animation tomba.
– C’est vrai, fit-il d’un air désespéré, c’est vrai! Que faire, après cela?
– Chercher le troisième larron, c’est-à-dire celui qui a ouvert la caisse et pris les billets, et qui dort bien tranquille pendant qu’on soupçonne les autres.
– Impossible! patron, impossible! On ne vous a donc pas dit que monsieur Fauvel et son employé avaient seuls une clé qui ne les quittait jamais?
– Pardon, la veille du vol, le banquier avait laissé sa clé dans son secrétaire.
– Eh! la clé ne suffit pas pour ouvrir, il faut encore le mot.
M. Lecoq impatienté haussa les épaules.
– Quel était le mot? demanda-t-il.
– Gypsy.
– C’est-à-dire le nom de la maîtresse du caissier. Eh bien! mon garçon, cherche. Le jour où tu auras trouvé un homme assez lié avec Prosper pour se douter de la circonstance du nom, assez familier chez monsieur Fauvel pour arriver jusqu’à la chambre à coucher, ce jour-là tu tiendras le vrai coupable; le problème sera résolu.
Égoïste comme tous les grands artistes, M. Lecoq n’a jamais fait d’élève et ne cherche pas à en faire. Il travaille seul. Il hait les collaborateurs, ne voulant partager ni les jouissances du triomphe, ni les amertumes de la défaite.
Aussi, Fanferlot, qui sait son patron sur le bout du doigt, était-il confondu de l’entendre donner des conseils, lui, qui jamais ne donne que des ordres.
Même, il était si fort intrigué, qu’en dépit des préoccupations supérieures, il ne put s’empêcher de témoigner sa surprise.
– Il faut, patron, hasarda-t-il, que vous ayez à cette affaire un rude intérêt personnel, pour l’avoir étudiée ainsi.
M. Lecoq eut un tressaillement nerveux qui échappa à son agent, puis, ses sourcils se froncèrent, et c’est d’un ton dur qu’il répondit:
– C’est ton état d’être curieux, maître l’Écureuil; cependant il ne faudrait pas l’être trop, tu m’entends?
Fanferlot chercha à s’excuser.
– Bien! bien! interrompit M. Lecoq. Si je te donne un coup de main, c’est parce que cela me convient. Il me plaît d’être la tête, pendant que tu seras le bras. Seul, avec tes idées préconçues, tu n’aurais jamais trouvé le coupable; à nous deux nous le trouverons, ou je ne suis plus monsieur Lecoq.
– Nous réussirons, puisque vous vous en mêlez.
– Oui, je m’en mêle, et depuis quatre jours j’ai appris bien des choses. Seulement, retiens bien ceci: j’ai des raisons pour ne point paraître en cette affaire. Quoi qu’il arrive, je te défends de prononcer mon nom. Si nous réussissons, il faut qu’on ne puisse attribuer le succès qu’à toi seul. Et surtout ne cherche jamais à en savoir plus long, contente-toi des explications qu’il me plaira de te donner.
Ces conditions ne semblèrent nullement fâcher l’agent de la sûreté.
– Je serai discret, patron, prononça-t-il.
– J’y compte, mon garçon. Pour commencer, tu vas prendre cette photographie du coffre-fort et te rendre près du juge d’instruction. Monsieur Patrigent, je le sais, est aussi perplexe que possible au sujet du prévenu. Tu lui expliqueras, comme venant de toi, ce que je viens de te faire voir, tu lui répéteras mes démonstrations, et ces indices, j’en suis convaincu, le détermineront à faire relâcher le caissier. Il faut que Prosper soit libre, pour que je commence mes opérations.
– C’est entendu, patron. Mais, devrai-je laisser voir que je soupçonne un coupable autre que le patron ou le caissier?
– Nécessairement. La justice ne doit pas ignorer que tu vas suivre cette affaire. Monsieur Patrigent te chargera de surveiller Prosper; réponds-lui que tu ne le perdras pas de vue. Je t’affirme, moi, qu’il sera en bonnes mains.
– Et s’il me demande des nouvelles de Gypsy?
M. Lecoq hésita un moment.
– Tu diras, fit-il enfin, que tu l’as décidée, dans l’intérêt de Prosper, à se placer dans une maison où elle surveille quelqu’un que tu soupçonnes.
Fanferlot, tout joyeux, avait roulé la photographie, pris son chapeau et s’apprêtait à sortir. M. Lecoq le retint d’un geste.
– Je n’ai pas achevé, dit-il. Sais-tu conduire une voiture et soigner un cheval?
– Quoi! patron, vous me demandez cela, à moi, un ancien écuyer du cirque Bouthor!
– C’est juste. Puisqu’il en est ainsi, dès que le juge t’aura congédié, tu rentreras chez toi vivement, tu te composeras une tête et un costume de valet de chambre de bonne maison et tu te rendras, avec la lettre que voici, chez le placeur qui fait le coin du passage Delorme.
– Mais, patron…
– Il n’y a pas de mais, mon garçon; ce placeur te présentera à monsieur de Clameran qui cherche un valet de chambre, le sien l’ayant quitté hier soir.
– Excusez-moi, si j’ose dire que vous vous trompez, mais ce Clameran ne réunit pas les conditions indiquées, il n’est pas l’ami du caissier.
– Voilà que tu m’interromps déjà, dit M. Lecoq, de sa voix la plus impérative; fais donc ce que je te dis et ne t’inquiète pas du reste. Monsieur de Clameran n’est pas l’ami de Prosper, c’est vrai; mais il est l’ami, il est le protecteur de Raoul de Lagors. Pourquoi? D’où vient l’intimité de ces deux hommes d’âges si différents? Il faut le savoir. Il faut savoir aussi ce que c’est que ce maître de forges qui habite Paris et ne s’occupe nullement de ses hauts-fourneaux. Un gaillard qui a eu cette idée d’aller se loger à l’hôtel du Louvre, au milieu d’une cohue sans cesse renouvelée, est un gaillard difficile à surveiller. Par toi, j’aurai un œil dans sa vie. Il a une voiture, tu le conduiras, en moins de rien, tu connaîtras ses relations et tu pourras me rendre compte de ses moindres démarches.
– Vous serez obéi, patron.
– Encore un mot. Monsieur de Clameran est un gentilhomme fort susceptible et encore plus soupçonneux. Tu lui seras présenté sous le nom de Joseph Dubois. Il te demandera des certificats. En voici trois qui attestent que tu as servi le marquis de Sairmeuse, le comte de Commarin, et qu’en dernier lieu tu sors de la maison du baron de Wortschen, reparti pour l’Allemagne. Et ouvre l’œil, soigne ta tenue, surveille tes mouvements. Sers bien, mais sans excès. Et pas trop d’honnêteté surtout, tu inspirerais des soupçons.
– Soyez tranquille, patron; mais où irai-je au rapport?
– J’irai te voir tous les jours. Jusqu’à nouvel ordre, défense de mettre le pied ici: on peut te suivre. Si une circonstance imprévue survient, adresse une dépêche à ta femme; elle me préviendra. Va… et sois prudent.
La porte refermée sur Fanferlot, M. Lecoq passa vivement dans sa chambre à coucher.
En un clin d’œil il eut dépouillé les apparences du chef de bureau, la cravate empesée et les lunettes d’or, et rendu la liberté à ses épais cheveux noirs. Le Lecoq officiel disparaissait, faisant place au vrai Lecoq, à celui que personne ne connaît, un beau gars, à l’œil clair, à l’air résolu.