– Alors, vous avez ma clé?
– Non monsieur. Quand votre père est sorti, ce matin à huit heures, il m’a dit qu’il laissait dans votre appartement un de ses grands amis que je devais considérer comme le maître jusqu’à votre retour. Vous le connaissez sans doute: c’est un gros, de votre taille à peu près, avec des favoris roux.
Prosper était aussi étonné que possible. Un ami de son père, chez lui, qu’est-ce que cela voulait dire? Cependant, il ne laissa rien voir de son étonnement.
– Oui, je sais, répondit-il, je sais.
Et gravissant rapidement l’escalier, il sonna chez lui.
L’ami de son père vint lui ouvrir.
Il était bien tel que le concierge le lui avait dépeint, assez gros, rouge de figure, ayant la lèvre sensuelle, l’œil d’une vivacité extraordinaire, l’air bon enfant, la tournure commune. Le caissier ne l’avait jamais vu.
– Charmé de faire votre connaissance, monsieur, dit-il.
Il était chez Prosper comme chez lui; sur la table du salon était un livre qu’il était allé prendre à la bibliothèque; encore un peu il eût fait les honneurs de l’appartement.
– Je dois vous avouer, monsieur, commença le caissier…
– Que vous êtes surpris de me trouver ici, n’est-ce pas? Je conçois cela. Votre père se proposait de me présenter à vous, mais il a été forcé de repartir ce matin pour Beaucaire. J’ajouterai qu’il est reparti convaincu, comme je le suis moi-même, que vous n’avez pas pris un sou à monsieur Fauvel.
À cette nouvelle d’un heureux augure, Prosper ne put retenir une exclamation de joie.
– D’ailleurs, continuait le gros homme, cette lettre de votre père, que je suis chargé de vous remettre, remplacera, je l’espère, une présentation.
Le caissier prit la lettre qu’on lui tendait, l’ouvrit, et, à mesure qu’il lisait, sa figure s’éclairait, le sang remontait à ses joues blêmies.
Sa lecture faite, il tendit la main au gros monsieur.
– Mon père, monsieur, fit-il, me dit que vous êtes son meilleur ami; il me recommande d’avoir en vous la confiance la plus absolue et de suivre vos conseils.
– C’est cela. Ce matin, votre brave homme de père me dit: «Verduret – c’est mon nom – Verduret, mon fils est dans le pétrin, il faut l’en sortir.» J’ai répondu «Présent», et me voilà. La glace est rompue, n’est-ce pas? Alors, arrivons à la chose. Que comptez-vous faire?
Cette question ralluma toutes les colères du caissier, ses yeux lancèrent des éclairs.
– Ce que je compte faire? répondit-il d’une voix frémissante; je veux trouver le misérable qui m’a perdu, le livrer à la justice, me venger enfin!
– Naturellement. Et avez-vous quelque moyen d’arriver à ce but?
– Aucun; et cependant je réussirai, parce qu’un homme qui donne sa vie entière à une tâche, qui s’éveille chaque matin voulant ce qu’il a voulu la veille est sûr de réussir.
– Bien dit, monsieur Prosper, et tenez, franchement, je m’attendais à vous trouver ces dispositions. Et la preuve, c’est que j’ai réfléchi et cherché pour vous. Je tiens un plan. Pour commencer, vous allez vendre votre mobilier, quitter cette maison et disparaître.
– Disparaître! s’écria le caissier révolté, disparaître! Y pensez-vous, monsieur, ce serait m’avouer coupable, ce serait autoriser tout le monde à dire que je me cache pour jouir en paix des trois cent cinquante mille francs volés.
– Eh bien! après? dit froidement l’homme aux favoris roux; ne venez-vous pas de m’affirmer que le sacrifice de votre vie est fait? Le nageur habile, que des malfaiteurs jettent à l’eau, se garde bien de revenir immédiatement à la surface; il plonge, au contraire, il nage sous l’eau tant que sa respiration le lui permet, il reparaît le plus loin possible, il prend terre hors de vue, et c’est quand on le croit perdu, noyé, qu’il surgit tout à coup et se venge. Vous avez un ennemi? Une imprudence seule peut le livrer. Mais tant qu’il vous verra debout, il aura peur.
C’est avec une sorte de soumission ébahie que Prosper écoutait cet homme, qui, tout en étant l’ami de son père, était pour lui un inconnu.
Sans en avoir la conscience, il subissait l’ascendant d’une nature plus énergique que la sienne. Tout lui manquait, il était heureux de trouver un appui.
– Je suivrai votre conseil, répondit Prosper, après quelques instants de réflexion.
– J’en étais sûr, mon cher ami. Donc, nous faisons la lessive aujourd’hui. Et notez que le produit de la vente nous sera diablement utile. Avez-vous de l’argent? Non. Il en faut cependant. Je savais si bien vous convaincre, que j’ai fait venir un marchand de meubles; il prend tout ici, en bloc, pour douze mille francs, les tableaux exceptés.
Malgré lui, le caissier eut un haut-le-corps que remarqua M. Verduret.
– Oui, fit-il, c’est dur, je le sais, mais c’est nécessaire. Écoutez, ajouta-t-il d’un ton qui tranchait avec le reste de la conversation: vous êtes le malade, et je suis le médecin chargé de vous guérir. Si je taille dans le vif, criez, mais laissez-moi tailler. Là est le salut.
– Taillez, monsieur, répondit Prosper, subissant de plus en plus l’ascendant.
– Parfait. Et… passons, car le temps presse… Vous êtes l’ami de monsieur de Lagors?
– De Raoul? oui, monsieur, l’ami intime.
– Alors, qu’est-ce que ce particulier?
La qualification de «particulier» sembla blesser Prosper.
– Monsieur de Lagors, monsieur, répondit-il d’un ton piqué, est le neveu de monsieur Fauvel; c’est un tout jeune homme, riche, distingué, spirituel, et le meilleur et le plus loyal que je sache.
– Hum! fit M. Verduret, voilà un mortel orné de bien des qualités, et je suis ravi à l’idée que je vais faire sa connaissance. Car, il faut que je vous l’avoue, je lui ai écrit en votre nom un petit billet pour le prier de venir jusqu’ici, et il a fait répondre qu’il viendrait.
– Quoi! s’écria Prosper étourdi, vous pouvez supposer…
– Oh! je ne suppose rien. Seulement, il faut que je voie ce jeune homme. Même, j’ai dans la tête, et je vais vous soumettre un petit plan de conversation…
Un coup de sonnette coupa la parole à M. Verduret.
– Sacrebleu! dit-il, le voici; adieu mon plan! Où me cacher pour entendre et pour voir?
– Là, dans ma chambre, en laissant la porte ouverte et la portière baissée.
Un second coup de sonnette retentit.
– J’y vais! j’y vais! cria le caissier.
– Sur votre vie, Prosper, dit M. Verduret d’un ton à faire pénétrer la conviction dans l’esprit le plus rebelle, sur votre vie, pas un mot à cet homme de vos projets ni de moi. Soyez, pour lui, découragé, faible, hésitant…
Et il disparut pendant que Prosper courait ouvrir à Raoul.
Le portrait de M. de Lagors n’avait pas été flatté par son ami. Jamais plus heureuse physionomie ne fut au service d’un noble caractère.
À vingt-quatre ans, qu’il se donnait, Raoul en paraissait vingt à peine. De taille moyenne, il était admirablement pris. D’abondants cheveux châtain clair bouclaient naturellement autour de son front intelligent. La franchise et la fierté éclataient dans ses grands yeux bleus.