Son premier mouvement fut de se jeter au cou du caissier.
– Pauvre cher ami, disait-il en lui serrant les mains, pauvre cher Prosper!…
Cependant, sous ces démonstrations affectueuses, perçait une certaine contrainte qui, si elle échappait au caissier, devait être remarquée par M. Verduret.
Une fois assis dans le salon:
– Ta lettre, mon ami, poursuivit Raoul, m’a fait un mal affreux. J’ai été épouvanté. Je me suis dit: devient-il fou? Alors, j’ai tout quitté; j’accours.
Prosper semblait à peine entendre, préoccupé de cette lettre qu’il n’avait pas écrite. Que lui avait-on fait dire? Qu’était-ce donc que cet homme dont il avait accepté le concours?
– Manquerais-tu de courage? continuait M. de Lagors. Pourquoi désespérer? À notre âge, il est temps encore de recommencer sa vie. Tu as des amis quand même. Si je suis venu, c’est que je voulais te dire: compte sur moi. Je suis riche, la moitié de ma fortune est à ta disposition.
Cette offre généreuse, faite en ce moment avec la plus noble simplicité, toucha profondément Prosper.
– Merci, Raoul, répondit-il d’une voix émue, merci! Malheureusement tout l’argent de la terre ne me servirait à rien en ce moment.
– Comment cela? Quels sont donc tes projets? Te proposerais-tu de rester à Paris?
– Je ne sais, mon ami, je n’ai pas de projets; j’ai la tête perdue.
– Je te l’ai dit, reprit vivement Raoul, il faut recommencer ta vie. Excuse ma franchise, c’est celle de l’amitié; tant que ce vol mystérieux ne sera pas expliqué, rester à Paris est impossible.
– Et si on ne l’explique jamais?
– Raison de plus pour te faire oublier. Tiens, je causais de toi, il y a une heure, avec Clameran; tu es injuste envers lui, car il t’aime. À la place de Prosper, me disait-il, je ferais argent de tout, je partirais pour l’Amérique, je ferais fortune et je reviendrais écraser de mes millions ceux qui m’ont soupçonné.
Ce conseil révoltait la fierté de Prosper. Il n’éleva cependant aucune objection. Les paroles de cet inconnu qui écoutait en ce moment même lui revenaient à la mémoire.
– Eh bien! insista Raoul.
– Je réfléchirai, murmura le caissier, je verrai… je voudrais savoir ce que dit monsieur Fauvel.
– Mon oncle!… Tu sais que depuis que j’ai décliné la proposition qu’il me faisait d’entrer dans ses bureaux nous sommes presque brouillés. Voici un mois au moins que je n’ai mis les pieds chez lui; mais j’ai eu de ses nouvelles…
– Par qui?
– Par ton protégé, le jeune Cavaillon. Mon oncle, depuis l’affaire, est, à ce qu’il paraît, plus consterné que toi. C’est à peine si on le voit dans les bureaux, on dirait qu’il relève de quelque terrible maladie.
– Et madame Fauvel, et… – le caissier hésita – et mademoiselle Madeleine.
– Oh! fit Raoul d’un ton léger, ma tante est toujours dévote; elle fait dire des messes à l’intention du coupable. Quant à ma belle et glaciale cousine, elle ne saurait s’occuper de détails vulgaires, tout absorbée qu’elle est par les préparatifs du bal travesti que donnent après-demain messieurs Jandidier. Elle a déniché, m’a dit une de ses amies, une couturière de génie, inconnue, qui lui fait un costume de fille d’honneur de Catherine de Médicis, qui est une merveille.
Il est certain que l’excès même de la souffrance, engourdissant la pensée, amène une sorte d’insensibilité. Prosper avait terriblement souffert, cependant ce dernier coup l’atterra.
– Madeleine!… murmura-t-il, Madeleine!…
M. de Lagors ne crut pas devoir remarquer l’exclamation; il s’était levé.
– Il faut que je te quitte, mon cher Prosper, dit-il; samedi, je verrai ces dames au bal, et je te donnerai des nouvelles. D’ici là, du courage, et souviens-toi que, quoi qu’il arrive, tu peux compter sur moi.
Une dernière fois, Raoul serra les mains de Prosper avant de se retirer. Il devait être déjà dans la rue que le malheureux caissier restait encore debout à la même place, immobile, anéanti.
Il fallut, pour le tirer de ses sombres méditations, la voix railleuse de l’homme aux favoris roux, qui était venu se placer devant lui.
– Voilà les amis! disait M. Verduret.
– Oui!… répondit Prosper avec amertume. Et cependant, vous l’avez entendu, il m’a offert la moitié de sa fortune.
M. Verduret haussa les épaules d’un air de compassion.
– C’est mesquin de sa part, dit-il. Que n’offrait-il, pendant qu’il y était, sa fortune entière? Ces offres-là n’engagent pas. Cependant je suis persuadé que ce joli garçon donnerait bien dix beaux billets de mille francs pour savoir l’Océan entre vous et lui.
– Lui! monsieur… et pourquoi?
– Qui sait? peut-être pour cette même raison qui l’a engagé à vous bien faire remarquer que depuis un mois il n’a pas mis le pied chez son oncle.
– Mais c’est la vérité, monsieur, j’en suis sûr.
– Naturellement! répondit M. Verduret, d’un air goguenard. Mais, tenez, reprit-il sérieusement, en voici assez sur ce joli garçon; j’ai sa mesure, c’est tout ce que je voulais. Maintenant, vous allez, s’il vous plaît, changer de costume et nous irons ensemble rendre visite à monsieur Fauvel.
Cette proposition sembla révolter Prosper.
– Jamais! s’écria-t-il, avec une violence extraordinaire. Non, jamais! je ne saurais prendre sur moi de subir la vue de ce misérable.
Cette résistance ne surprit pas M. Verduret.
– Je vous comprends, dit-il, et je vous excuse, mais j’espère que vous reviendrez sur ce premier mouvement. De même que j’ai voulu voir monsieur de Lagors, je veux voir monsieur Fauvel; il le faut, entendez-vous? Êtes-vous faible à ce point de ne pouvoir vous contraindre cinq minutes? Je me présenterai comme un de vos parents, vous n’aurez pas un mot à dire.
– S’il le faut absolument, fit Prosper, si vous le voulez…
– Oui, je le veux. Allons, morbleu! un peu d’assurance, donc, et de la confiance. Vite, allez faire un brin de toilette, il se fait tard, j’ai faim, nous déjeunerons en route, tout en causant.
Le caissier venait à peine de passer dans sa chambre à coucher, quand un nouveau coup de sonnette retentit.
M. Verduret alla ouvrir. C’était le portier; il tenait à la main un pli assez volumineux.
– Voilà, dit-il, une lettre qu’on a apportée ce matin pour monsieur Bertomy, j’ai été, quand je l’ai revu, tellement saisi, que je n’ai pas songé à la lui remettre. C’est tout de même une drôle de lettre, n’est-ce pas, monsieur?
Lettre singulière en effet! L’adresse n’était pas écrite à la main; les mots qui la composaient étaient formés avec des lettres imprimées, découpées soigneusement sur un livre ou sur un journal, et collées sur l’enveloppe.
– Oh! fit M. Verduret, qu’est ceci?
Et s’adressant au concierge:
– Asseyez-vous un instant ici, mon brave, dit-il, je reviens.
Il laissa le concierge dans la salle à manger et passa dans le salon, dont il eut soin de refermer la porte. Prosper s’y trouvait; il avait entendu la sonnette d’abord, puis un bruit de voix, et il venait savoir ce qu’il se passait.