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À la fin, le silence devenant de plus en plus menaçant, il se décida à prendre la parole, s’adressant au banquier:

– Vous savez sans doute, monsieur, dit-il, que mon jeune parent vient d’être relâché?

– Oui, répondit M. Fauvel qui faisait, pour ne pas éclater, les plus louables efforts; oui, faute de preuves suffisantes.

– Précisément, monsieur; or ce considérant: «faute de preuves», relaté dans l’arrêt de non-lieu, perd si bien l’avenir de mon parent, qu’il est décidé à partir pour l’Amérique.

À cette déclaration, la physionomie de M. Fauvel changea brusquement. Ses traits se détendirent comme s’il eût été soulagé de quelque affreuse angoisse.

– Ah! il part, répéta-t-il à plusieurs reprises, il part!…

Il n’y avait pas à se méprendre à l’intonation. Le mot: «il part», ainsi prononcé, était une mortelle injure.

M. Verduret voulut ne rien remarquer.

– Il me paraît, reprit-il d’un ton léger, que la détermination de mon parent est raisonnable. J’ai voulu seulement, qu’avant de quitter Paris, il vînt présenter ses respects à son ancien patron.

Un sourire amer plissa les lèvres du banquier.

– Monsieur Bertomy, répliqua-t-il, pouvait s’épargner cette démarche pénible pour nous deux. Je n’avais rien à entendre, je n’ai rien à lui dire.

C’était un congé formel, et M. Verduret le comprenant ainsi, salua M. Fauvel et sortit en entraînant Prosper, qui n’avait pas prononcé une syllabe.

Dans la rue, seulement, le caissier recouvra la parole:

– Vous l’avez voulu, monsieur, fit-il d’une voix sourde, vous l’avez exigé, je vous ai suivi. Êtes-vous content? En suis-je plus avancé, d’avoir à ajouter cette humiliation sanglante à toutes les autres!

– Vous, non, répondit M. Verduret, moi, oui. Je ne pouvais arriver au banquier sans vous, et à cette heure je sais ce que j’avais intérêt à savoir: j’ai la certitude que monsieur André Fauvel n’est pour rien dans le vol.

– Oh! monsieur, objecta Prosper, on peut feindre.

– Sans doute, mais pas à ce point. Et ce n’est pas tout: j’avais besoin, pour mon projet ultérieur, de savoir si votre patron serait accessible à certains soupçons. Maintenant, je puis hardiment répondre: oui.

Prosper et son compagnon s’étaient arrêtés pour causer plus à l’aise, au coin de la rue Laffite, au milieu d’un vaste terrain devenu libre depuis de récentes démolitions.

M. Verduret paraissait inquiet, et tout en parlant, il détournait à tout moment la tête comme s’il eût attendu quelqu’un.

Bientôt, il laissa échapper une exclamation de satisfaction.

À l’extrémité de cette place improvisée, venait d’apparaître Cavaillon, il était tête nue, il courait.

Il était, tout à la fois, si pressé et si alarmé qu’il ne songea ni à féliciter son grand ami Prosper, ni même à lui serrer la main. Il s’adressa immédiatement à M. Verduret.

– Elles sont parties, dit-il.

– Depuis longtemps?

– Non, depuis un quart d’heure à peu près.

– Diable! fit M. Verduret, nous n’avons pas une minute à perdre, cela étant.

Et remettant à Cavaillon le billet qu’il avait écrit quelques heures plus tôt chez Prosper:

– Tenez, dit-il, faites-lui passer ceci et rentrez vite, qu’on ne s’aperçoive pas de votre absence; sortir sans chapeau est une imprudence qui peut donner l’éveil.

Le petit Cavaillon ne se le fit pas répéter deux fois, et il partit en courant, comme il était venu. Prosper était stupéfait.

– Quoi! fit-il, vous connaissez Cavaillon?

– Il paraît, répondit M. Verduret avec un sourire. Mais ce n’est pas le moment de causer, arrivez, hâtons-nous!

– Où allons-nous encore?

– Vous le saurez; allons, des jambes, des jambes!…

Lui-même donnait l’exemple, et c’est presque au pas de gymnastique qu’il remontait la rue Lafayette. Tout en marchant, tout en courant, plutôt, il parlait, s’inquiétant assez peu d’être ou non entendu de Prosper.

– Ah! voilà! disait-il, ce n’est pas en restant les deux pieds dans le même soulier qu’on gagne des prix à la course. Une piste trouvée, on ne doit plus prendre une minute de repos. Le sauvage qui dans ses forêts vierges a relevé le pied d’un ennemi le suit sans désemparer, sachant que le vent qui souffle ou la pluie qui tombe suffisent pour effacer l’empreinte. De même pour nous, le moindre événement peut faire disparaître les traces que nous suivons.

Arrivé devant le numéro 81, M. Verduret s’interrompit et s’arrêta du même coup.

– C’est ici, dit-il à Prosper; entrons.

Ils montèrent et s’arrêtèrent au second étage, devant une porte ornée d’un écusson de cuivre sur lequel on lisait: Modes et confections.

Le long de l’huisserie pendait un cordon de sonnette superbe, mais M. Verduret n’y toucha pas. Du bout du doigt il frappa très légèrement d’une certaine façon, et aussitôt, comme s’il y eût eu quelqu’un à guetter ce signal, la porte s’ouvrit.

C’était une femme qui ouvrait. Elle pouvait avoir une quarantaine d’années, sa mise était simple, mais très convenable. Sans bruit, elle fit passer Prosper et son compagnon dans une petite salle à manger fort propre, sur laquelle ouvraient plusieurs portes.

Devant M. Verduret, cette femme s’était inclinée très bas, comme une protégée devant son protecteur.

Il répondit à peine au salut. Des yeux il interrogeait la femme. Son regard disait: «Eh bien?»

La femme inclina affirmativement la tête.

– Oui.

– Là, n’est-ce pas? fit M. Verduret à voix basse, en montrant une des portes.

– Non, répondit la femme sur le même ton, de l’autre côté, dans le petit salon.

M. Verduret, aussitôt, ouvrit la porte qui lui était indiquée, et doucement il poussa Prosper dans le petit salon, en murmurant à son oreille:

– Entrez… et du sang-froid.

Mais à quoi bon des recommandations. Au premier regard jeté dans cette pièce où on le poussait malgré lui, sans l’avoir averti de rien, Prosper jeta un grand cri:

– Madeleine!…

C’était bien la nièce de M. Fauvel, en effet, belle, plus que jamais, de cette beauté calme et sereine qui impose l’admiration et commande le respect.

Debout, au milieu du salon, près d’une table couverte d’étoffes, elle disposait les plis d’une jupe de velours rouge lamé d’or, sans doute la jupe de son costume de fille d’honneur de Catherine de Médicis.

À la vue de Prosper, tout son sang afflua à son visage, ses beaux yeux se fermèrent à demi, comme si elle eût été près de s’évanouir, et les forces lui manquèrent à ce point qu’elle fut obligée de s’appuyer à la table pour ne pas tomber.

Madeleine n’était pas, et Prosper ne pouvait l’ignorer, de ces femmes fortes dont le cœur glacé laisse l’esprit toujours libre, qui ont des sensations, jamais un sentiment vrai, héroïnes de romans qui trouvent un expédient pour toutes les circonstances.