– Je suis décidé, monsieur, prononça-t-il enfin, mon honneur est un dépôt sacré dont je dois compte à ma famille, je suis prêt à vous suivre jusqu’au bout, disposez de moi.
Ce jour-là même, Prosper, fidèle à sa parole, vendait son mobilier et adressait à ses amis une lettre où il annonçait son prochain départ pour San Francisco.
Et le soir il s’installait, ainsi que M. Verduret, à l’hôtel du Grand-Archange.
Mme Alexandre lui avait donné sa plus jolie chambre, bien laide si on la comparait au salon si coquet de la rue Chaptal. Mais il n’était pas en état de faire cette différence. Étendu sur un méchant canapé, il repassait les événements de la journée, trouvant une acre jouissance à son isolement.
Vers onze heures, se sentant la tête lourde, il voulut ouvrir la fenêtre; le vent le contraignit à la refermer bien vite.
Mais une bouffée de tempête était entrée dans la chambre, les rideaux tremblaient, et au milieu de la pièce un léger débris de papier tourbillonnait.
Machinalement, Prosper ramassa ce papier et l’examina.
Il était couvert d’une écriture fine, l’écriture de Nina Gypsy, il n’y avait pas à s’y tromper.
C’était un fragment d’une lettre déchirée, et si les phrases tronquées ne présentaient à l’esprit aucun sens satisfaisant, elles suffisaient pour égarer l’imagination dans le champ sans limites des possibilités.
Voici exactement ce fragment:
de M. Raoul, j’ai été bien imp…
… tramé contre lui, dont jamais…
… avertir Prosper et alors…
… meilleur ami, lui…
… main de Mlle Ma…
Prosper ne dormit pas cette nuit-là.
9
Non loin du Palais-Royal, dans la rue Saint-Honoré, à l’enseigne de la Bonne Foi, est un petit établissement, moitié café moitié débit de prunes, très fréquenté par les employés du quartier.
C’est dans une des salles de cet estaminet modeste que le lendemain de sa mise en liberté, le vendredi, Prosper attendait M. Verduret, qui lui avait donné rendez-vous vers quatre heures.
Quatre heures sonnèrent; M. Verduret, qui est la ponctualité même, parut. Il était plus rouge encore que la veille, et comme la veille il avait cet air admirable de parfait contentement de soi.
Dès que le garçon auquel il avait demandé une chope se fut éloigné:
– Eh bien! demanda-t-il à Prosper, toutes nos commissions sont-elles faites?
– Oui, monsieur.
– Vous avez vu le costumier?
– Je lui ai remis votre lettre. Tout ce que vous demandez vous sera apporté demain au Grand-Archange.
– Alors tout va bien, car je n’ai pas perdu mon temps, et j’apporte de grandes nouvelles.
Le débit de la Bonne Foi est à peu près désert vers quatre heures. Le coup de feu du café du matin est passé, le moment de l’absinthe n’est pas arrivé encore: M. Verduret et Prosper pouvaient causer à l’aise, sans redouter l’oreille indiscrète des voisins.
M. Verduret avait sorti son calepin, ce calepin précieux qui, pareil aux livres enchantés des féeries, a une réponse pour toutes les questions.
– En attendant ceux de nos émissaires auxquels j’ai donné rendez-vous ici, dit-il, occupons-nous un peu de monsieur de Lagors.
À ce nom, Prosper ne protesta pas comme il l’avait fait la veille. Pareil à ces insectes imperceptibles qui, une fois qu’ils se sont glissés dans un tronc d’arbre, le dévorent en une nuit, le soupçon, quand il a pénétré dans notre esprit, s’y développe et bientôt y détruit les plus fortes croyances.
La visite de Lagors, le fragment de lettre de Gypsy avaient inspiré à Prosper des doutes qui, d’heure en heure, pour ainsi dire, avaient grandi et s’étaient fortifiés.
– Savez-vous, mon cher ami, poursuivit M. Verduret, de quel pays, au juste, est le jeune monsieur qui se porte si fort votre ami?
– Il est, monsieur, du pays de madame Fauvel, de Saint-Rémy.
– En êtes-vous certain?
– Oh! parfaitement, monsieur. Non seulement il me l’a dit bien souvent, mais je l’ai encore entendu dire à monsieur Fauvel, je l’ai entendu répéter cent fois à madame Fauvel lorsqu’elle parlait de sa parente, la mère de Lagors, qu’elle aime beaucoup.
– Ainsi, il n’y a, à cet égard, ni doute ni erreur possible?
– Non, monsieur.
– Eh! eh! fit M. Verduret, voilà qui commence à être pour le moins singulier.
Et il sifflotait entre ses dents, ce qui, chez lui, est un signe manifeste d’une satisfaction intime et supérieure.
– Qu’est-ce qui est singulier, monsieur? demanda Prosper, intrigué.
– Ce qui arrive, parbleu! répondit le gros homme, ce que j’avais flairé. Peste! continua-t-il – imitant le débit des montreurs de curiosités en foire -, c’est une ville charmante, Saint-Rémy, six mille habitants, boulevards délicieux sur l’emplacement des fortifications, hôtel de ville très beau, fontaines abondantes, grand commerce de charbons, filatures de soie, maison de santé très renommée, etc.
Prosper était comme sur des charbons ardents.
– De grâce, monsieur, commença-t-il.
– On y connaît, poursuivait M. Verduret, un arc de triomphe romain qui n’a pas son pareil et un mausolée grec, mais pas le moindre Lagors. Saint-Rémy est la patrie de Nostradamus, mais non celle de votre ami.
– Cependant, monsieur, j’ai eu des preuves…
– Naturellement. Mais les preuves, voyez-vous, cela se fabrique; les parentés, cela s’improvise. Vos dépositions sont suspectes, mes témoignages sont irrécusables. Pendant que vous vous désoliez en prison, je dressais les batteries et je récoltais des munitions pour ouvrir le feu. J’ai écrit à Saint-Rémy et j’ai des réponses.
– Ne me les communiquerez-vous pas, monsieur?
– Un peu de patience, dit M. Verduret en feuilletant son calepin. Ah! voici la première, le numéro un. Saluez le style, c’est officiel.
Il lut:
– Lagors. Très ancienne famille, originaire de Maillane, fixée à Saint-Rémy depuis un siècle…
– Vous voyez bien! s’écria Prosper.
– Si vous me laissiez finir, hein? dit M. Verduret. Et il poursuivit:
– Le dernier des Lagors (Jules-René-Henri), portant, sans droits bien constatés, le titre de comte, épousa, en 1829, la demoiselle Rosalie-Clarisse Fontanet, de Tarascon; est décédé en décembre 1848, sans héritier mâle, laissant seulement deux filles. Les registres de l’état civil consultés ne font mention d’aucune personne, dans l’arrondissement, portant le nom de Lagors.
» Eh bien! demanda le gros homme, que dites-vous du renseignement?
Prosper était abasourdi.
– Comment alors monsieur Fauvel traite-t-il Raoul comme son neveu?
– Comme le neveu de sa femme, vous voulez dire. Mais examinons la notice numéro deux. Elle n’est pas officielle, mais elle éclaire d’un jour précieux les vingt mille livres de rentes de votre ami: