Jamais encore Prosper n’avait été si fort surpris par les allures de son étrange compagnon. Il semblait comme chez lui dans ce jardin où il venait de s’introduire par escalade; il allait et venait sans précautions; on eût dit qu’habitué à de pareilles expéditions, il trouvait cette situation toute naturelle, parlant de crocheter la porte d’une maison habitée comme un bourgeois d’ouvrir sa tabatière. Insensible, d’ailleurs, au mauvais temps, au vent, à la pluie qui tombait toujours, à la boue où il pataugeait.
Il s’était rapproché de la maison, et il calculait, il prenait des mesures, comme s’il eût eu l’espérance folle de se hisser le long de cette muraille lisse.
– Je veux voir, répétait-il, je verrai.
Tout à coup un souvenir du temps passé traversa l’esprit de Prosper.
– Mais il y a une échelle, ici! s’écria-t-il.
– Et vous ne me le dites pas!… Où est-elle!
– Au fond du jardin, sous les arbres.
Ils y coururent, et non sans peine la trouvèrent, couchée le long du mur. L’enlever, la porter près de la maison, fut l’affaire d’un instant.
Mais, quand ils l’eurent dressée, ils reconnurent que même en la tenant bien plus verticalement que ne le voulait la prudence, il s’en fallait de six bons pieds qu’elle atteignît la fenêtre éclairée.
– Nous n’arriverons pas! dit Prosper découragé.
– Nous arriverons! s’écria M. Verduret triomphant.
Aussitôt, se plaçant à un mètre de la maison, et lui faisant face, il saisit l’échelle, la souleva avec précaution, et en appuya le dernier échelon sur ses épaules, soutenant les montants aussi haut que possible. L’obstacle était vaincu.
– Maintenant, dit-il à son compagnon, montez.
Pour Prosper, la situation était poignante, extrême; il n’hésita pas. L’enthousiasme de la difficulté vaincue, l’espoir du triomphe lui donnaient une force et une agilité qu’il ne se connaissait pas. Il s’enleva sans secousse, jusqu’aux échelons inférieurs, et se lança sur l’échelle qui tremblait et vacillait sous son poids.
Mais sa tête avait à peine dépassé l’appui de la fenêtre, qu’il poussa un grand cri, un cri terrible, qui se perdit au milieu des mugissements de la tempête, et qu’il se laissa glisser ou plutôt tomber sur la terre détrempée, en criant:
– Misérable!… Misérable!…
Avec une promptitude et une vigueur extraordinaires, M. Verduret reposa sur le sol la lourde échelle et se précipita vers Prosper, craignant qu’il ne fût dangereusement blessé.
– Qu’avez-vous vu? demandait-il, qu’y a-t-il?
Mais déjà Prosper était debout.
Si la chute avait été rude, il était dans une de ces crises où l’âme souveraine domine si absolument la bête, que le corps est insensible à la douleur.
– Il y a, répondit-il, d’une voix rauque et brève, que c’est Madeleine, entendez-vous bien, Madeleine, qui est là, dans cette chambre, seule avec Raoul!
M. Verduret était confondu. Lui, l’homme infaillible, ses déductions l’avaient égaré!
Il savait bien que c’était une femme qui était chez M. de Lagors; mais, d’après ses conjectures, d’après le billet que Gypsy lui avait fait tenir à l’estaminet, il croyait que cette femme était Mme Fauvel.
– Ne vous seriez-vous pas trompé? demanda-t-il.
– Non, monsieur, non! Je ne saurais, moi, prendre une autre femme pour Madeleine. Ah! vous qui l’avez entendue hier, répondez-moi; devais-je m’attendre à cette trahison infâme? Elle vous aime, me disiez-vous, elle vous aime!
M. Verduret ne répondit pas. Étourdi d’abord de son erreur, il en recherchait les causes, et déjà son esprit pénétrant commençait à les discerner.
– Le voilà donc, poursuivait Prosper, ce secret surpris par Nina. Madeleine, cette noble et pure Madeleine, en qui j’avais foi comme en ma mère, est la maîtresse de ce faussaire, qui a volé jusqu’au nom qu’il porte. Et moi, imbécile d’honnête homme, j’avais fait de ce misérable mon meilleur ami. C’est à lui que je disais mes angoisses et mes espérances… et il était son amant!… Et moi, j’étais sans doute le divertissement de leurs rendez-vous, ils riaient de mon amour ridicule, de ma stupide confiance!…
Il s’interrompit, il succombait à la violence de ses émotions. Le déchirement de l’amour-propre ajoute une souffrance aiguë aux plus atroces douleurs. Cette certitude d’avoir été si indignement trahi et joué le transportait jusqu’au délire.
– Mais c’est assez d’humiliations comme cela, reprit-il avec un accent de rage inouï; il ne sera pas dit que lâchement j’aurai courbé la tête sous les plus sanglants affronts.
Il allait s’élancer vers la maison; M. Verduret, qui, autant que le lui permettait l’obscurité, surveillait ses mouvements, l’arrêta.
– Que voulez-vous faire?
– Me venger. Ah! je saurai bien briser la porte, maintenant que je ne redoute plus ni le scandale ni le bruit et que je n’ai plus rien à perdre. Je ne cherche plus à me glisser dans la maison furtivement, comme un voleur, j’y veux entrer en maître, en homme qui mortellement offensé vient demander raison de l’offense.
– Vous ne ferez pas cela, Prosper.
– Qui donc m’en empêchera!
– Moi!
– Vous?… Non, ne l’espérez pas. Paraître, les confondre, les tuer, mourir après, voilà ce que je veux, voilà ce que je vais faire.
Si M. Verduret n’avait pas eu des poignets de fer, Prosper lui échappait. Il y eut entre eux une courte lutte, mais M. Verduret l’emporta.
– Si vous faites du bruit, dit-il, si vous donnez l’éveil, c’en est fait de nos espérances.
– Je n’ai plus d’espérance.
– Raoul, mis sur ses gardes, nous échappe, et vous restez à jamais déshonoré.
– Que m’importe!
– Mais il m’importe à moi, malheureux! à moi qui ai juré de faire éclater votre innocence. À votre âge, on retrouve toujours une maîtresse, on ne retrouve jamais son honneur perdu.
Pour la passion vraie, il n’est pas de circonstances extérieures. M. Verduret et Prosper étaient là, sous la pluie, mouillés jusqu’aux os, les pieds dans la boue, et ils discutaient!
– Je veux me venger, répétait Prosper, avec cette persistance idiote de l’idée fixe, je veux me venger.
– Vengez-vous, soit! s’écria M. Verduret, que la colère gagnait, mais comme un homme alors et non comme un enfant.
– Monsieur!
– Oui, comme un enfant. Que ferez-vous, une fois dans la maison? Avez-vous des armes? Non. Vous vous précipitez donc sur Raoul, vous lutterez donc corps à corps avec lui? Pendant ce temps, Madeleine regagnera sa voiture, et après? Serez-vous seulement le plus fort?
Accablé par le sentiment de son impuissance évidente, Prosper se taisait.
– À quoi bon des armes! poursuivait M. Verduret, il faut être insensé pour tuer un homme qu’on peut envoyer au bagne.
– Que faire, alors?
– Attendre. La vengeance est un fruit délicieux qu’il faut laisser mûrir.