– Sans doute, répondit Prosper, parce que la maison de campagne de monsieur Fauvel est à un quart d’heure d’ici au bord de la Seine.
– C’est une explication, cela, pour l’été; mais l’hiver?
– Oh! l’hiver, il a une chambre à l’hôtel du Louvre, et, en toute saison, il dispose d’un appartement à Paris.
Tout cela n’éclairait pas M. Verduret; il se mit à marcher plus vite.
– Pourvu, murmura-t-il, que notre cocher ne soit pas parti. Nous ne pouvons songer à prendre le train qui va passer: nous rencontrerions Raoul à la station.
Bien qu’il se fût écoulé plus d’une heure depuis que Prosper et son compagnon étaient descendus à l’embranchement des deux routes, le fiacre qui les avait amenés stationnait encore devant l’auberge indiquée par M. Verduret.
Le cocher n’avait pu résister au désir d’écorner le billet de cent francs gagné par ses chevaux; il s’était fait servir à dîner; le vin était de son goût, il restait.
La vue de ses bourgeois l’enchanta. Il ne retournerait donc pas à vide à Paris. Seulement, l’état dans lequel il les revoyait le surprit étrangement.
– Comme vous voilà faits! s’écria-t-il.
Prosper répondit simplement qu’allant visiter un de leurs amis ils s’étaient égarés et étaient tombés dans une fondrière – comme s’il y avait des fondrières dans le bois du Vésinet.
– C’est donc cela! fit le cocher.
En apparence, il se contentait de l’explication. Au fond, il n’était pas fort éloigné de croire que ses deux pratiques venaient de tenter de commettre quelque mauvais coup.
Cette dernière opinion dut être celle de quelques personnes présentes, car il y eut des regards singuliers d’échangés.
Mais M. Verduret coupa court à tous les commentaires.
– Partons-nous? demanda-t-il de sa voix la plus impérieuse.
– Voilà! bourgeois, répondit le cocher; le temps de régler, et je suis à vous. Montez toujours.
La route, au retour, fut mortellement longue et silencieuse.
Prosper avait d’abord essayé de faire causer son étrange compagnon, mais comme il ne répondait que par monosyllabes, il mit son amour-propre à se taire. Il était irrité de l’empire de plus en plus absolu que cet homme exerçait sur lui.
Les circonstances physiques augmentaient encore son ennui. Il était transi, glacé jusqu’à la moelle des os, et il se sentait gagné par un irrésistible engourdissement qui enveloppait sa pensée d’un brouillard opaque.
C’est que s’il n’est pas de limites à la puissance de l’imagination, les forces physiques ont des bornes. Après l’effort vient la réaction.
Enfoncé dans un coin, les pieds sur la banquette de devant, M. Verduret semblait dormir, et cependant jamais il n’avait été plus éveillé.
Il était aussi mécontent que possible. Cette expédition qui devait, dans sa pensée, fixer ses hésitations, aboutissait à une complication.
Tous les fils qu’il avait cru tenir se brisaient dans sa main. Certes, pour lui les faits restaient les mêmes, mais les circonstances changeaient. Il ne découvrait plus quel mobile commun, quelle complicité morale ou matérielle, quelles influences poussaient à agir dans le même sens les quatre acteurs de son drame, Mme Fauvel et Madeleine, Raoul et Clameran.
Et il cherchait en son esprit fertile, encyclopédie de ruses, quelque combinaison qui pût faire jaillir la lumière.
Minuit sonnait quand le fiacre arriva devant l’hôtel du Grand-Archange, et alors seulement M. Verduret, arraché à ses méditations, s’aperçut qu’il n’avait pas dîné.
Par bonheur, Mme Alexandre l’attendait et, en un clin d’œil un souper fut improvisé. C’était plus que des prévenances, plus que du respect qu’elle avait pour son hôte. Prosper le remarqua fort bien, elle considérait son compagnon avec une sorte d’admiration ébahie.
Ayant fini de manger, M. Verduret se leva.
– Vous ne me verrez pas demain de la journée, dit-il à Prosper, mais le soir, vers cette heure, je serai ici. Peut-être aurai-je eu la chance de trouver ce que je cherche au bal de messieurs Jandidier.
Prosper faillit tomber de son haut. Quoi! M. Verduret songeait à se présenter à une fête donnée par des financiers des plus opulents de la capitale! C’était donc pour cela qu’il l’avait envoyé chez le costumier.
– Vous êtes donc invité? demanda-t-il.
Un fin sourire passa dans les yeux si expressifs de M. Verduret.
– Pas encore, répondit-il, mais je le serai.
Ô contradiction de l’esprit humain! Les plus poignantes préoccupations tenaillaient la pensée de Prosper, et maintenant, en regardant tristement sa chambre, songeant aux projets de M. Verduret, il murmurait:
– Ah! il est heureux, lui, demain, il verra Madeleine, plus belle que jamais, avec son costume de fille d’honneur.
11
C’est vers le milieu de la rue Saint-Lazare que s’élèvent les hôtels jumeaux de messieurs Jandidier, deux financiers célèbres qui, dépouillés du prestige de leurs millions, seraient encore des hommes remarquables. Que n’en peut-on dire autant de tous!
Ces deux hôtels, qui lors de leur achèvement, il y a quelques années, firent pousser à la presse des cris d’admiration, sont absolument distincts l’un de l’autre, mais disposés habilement de façon à n’en faire qu’un au besoin.
Quand messieurs Jandidier donnent une fête, ils font enlever les épaisses cloisons mobiles, et leurs salons sont alors des plus beaux qu’il y ait à Paris.
Magnificence princière, merveilleuse entente du confort, hospitalité pleine de prévenances, tout contribue à rendre ces fêtes des plus courues et des plus recherchées qu’il soit.
C’est dire que le samedi, la rue Saint-Lazare était encombrée de voitures prenant la file en attendant leur tour.
À dix heures, on dansait déjà dans deux salons.
C’était un bal travesti. Presque tous les costumes étaient d’une grande richesse, beaucoup du meilleur goût, quelques-uns vraiment originaux.
Parmi ces derniers, on remarquait surtout un Paillasse, oh! mais un vrai, ayant l’admirable physionomie de l’emploi, œil insolent, bouche gourmande et gouailleuse, pommettes allumées, et une barbe si rouge qu’elle semblait flamber au feu des lustres.
Le costume était exact comme la tradition: les bottes étaient à revers, le chapeau était suffisamment bosselé, la dentelle du jabot s’effiloquait.
Il tenait de la main gauche la hampe d’une sorte de bannière de toile sur laquelle six ou huit tableaux étaient figurés, grossièrement peints comme les tableaux des baraques foraines. De la main droite, il agitait une petite badine, dont il frappait sa toile, par moments, à la façon des saltimbanques débitant leur boniment.
On entourait ce Paillasse, on attendait de lui quelques quolibets spirituels, mais lui, obstinément, se tenait près de la porte d’entrée.
Ce n’est guère que sur les dix heures et demie qu’il quitta son poste.
M. et Mme Fauvel, suivis de leur nièce, Madeleine, venaient d’entrer.