Un groupe compact se forma presque aussitôt près de la porte.
Depuis dix jours, l’affaire du banquier de la rue de Provence avait été l’aliment le plus vif de toutes les conversations, et, amis et ennemis étaient bien aises de l’approcher; les uns pour l’assurer de leur sympathie, les autres pour lui offrir ces équivoques compliments de condoléances, qui sont ce qu’il y a au monde de plus blessant et de plus irritant.
Enrôlé dans le bataillon des hommes sérieux, M. Fauvel ne s’était pas travesti; il avait simplement jeté sur ses épaules un court manteau de soie.
À son bras, Mme Fauvel, née Valentine de La Verberie, s’inclinait et saluait, avec la plus gracieuse affabilité.
Sa beauté avait été remarquable autrefois, et ce soir, la magie du costume y prêtant, l’illusion des lumières aidant, elle avait retrouvé la fraîcheur et l’éclat de sa jeunesse. Jamais on ne lui eût donné les quarante-huit ans qu’elle venait d’avoir.
Elle avait choisi une toilette de cour des dernières années du règne de Louis XIV, magnifique et sévère, toute de satin broché de velours, sans un diamant, sans un bijou.
Et elle le portait avec une noblesse aisée, ayant grand air, sous sa poudre, comme il convient – disaient quelques âmes charitables – à une La Verberie qui a eu le tort d’épouser un homme d’argent.
Mais c’est à Madeleine qu’allaient tous les regards. Elle semblait vraiment une reine sous ce costume de fille d’honneur, inventé comme à plaisir pour faire valoir les richesses de sa taille.
Aux tièdes parfums des salons, sous le rayonnement des lustres, sa beauté s’épanouissait. Jamais ses cheveux n’avaient été si noirs, jamais son teint n’avait paru si blanc, jamais ses grands yeux n’avaient eu ces lueurs.
Une fois entrée, Madeleine prit le bras de sa tante, pendant que M. Fauvel se perdait dans la foule, cherchant à gagner un des salons de jeu, refuges des hommes graves.
Le bal était alors à l’apogée de ses splendeurs.
Deux orchestres, sous la baguette de Strauss et d’un de ses lieutenants, remplissaient les deux hôtels de leurs fanfares. La foule bigarrée se mêlait et tourbillonnait, et c’était un merveilleux fouillis d’étoffes d’or et de satins, de velours et de dentelles.
Les diamants étincelaient sur les têtes et sur les poitrines, les joues les plus pâles rougissaient, les yeux brillaient, et les épaules des femmes resplendissaient, plus blanches, comme les neiges aux premiers rayons du soleil d’avril.
Oublié, lui et sa bannière, le Paillasse s’était réfugié dans l’embrasure d’une fenêtre, et il s’y tenait debout, le coude appuyé à la poignée ciselée de l’espagnolette.
Il semblait quelque peu ému de tant de magnificences, et quelque chose de ces enivrements lui montait à la tête. Pourtant il ne perdait pas de vue un couple qui dansait à une faible distance de lui.
C’était Madeleine, s’appuyant sur le bras d’un doge plus doré qu’un sequin; et ce doge n’était autre que le marquis de Clameran. Il paraissait radieux, rajeuni, ses empressements avaient des apparences de triomphe. À un repos de quadrille, il se penchait vers sa danseuse et lui parlait avec une admiration contenue. Elle semblait l’écouter, sinon avec plaisir, du moins sans colère, hochant la tête par moments et d’autres fois souriant.
– Évidemment, murmurait le Paillasse, ce noble gredin fait sa cour à la nièce du banquier; donc j’avais raison hier. Mais, d’un autre côté, comment mademoiselle Madeleine se résigne-t-elle à entendre d’un air si gracieux ses fadeurs et ses déclarations? Heureusement Prosper n’est pas ici…
Il s’interrompit. Devant lui s’arrêtait un homme âgé déjà, portant avec une distinction suprême le manteau vénitien.
– Vous savez, monsieur… Verduret, dit-il, moitié sérieux, moitié railleur, ce que vous m’avez promis?
Le Paillasse s’inclina respectueusement, profondément, mais sans apparence de bassesse ni d’humilité.
– Je me souviens! répondit-il.
– Pas d’imprudence, surtout.
– Monsieur le comte peut être tranquille, il a ma parole.
– C’est bien, monsieur, je sais ce qu’elle vaut.
Le comte s’éloigna, mais pendant ce court colloque le quadrille finissait, et le Paillasse n’aperçut plus ni M. de Clameran ni Madeleine.
Je les retrouverai auprès de madame Fauvel, pensa-t-il.
Et aussitôt, il se lança dans la foule, à la recherche de la femme du banquier.
Incommodée par la chaleur qui devenait suffocante, Mme Fauvel était venue chercher un peu de fraîcheur dans la grande galerie des hôtels Jandidier, transformée pour la nuit, grâce à ce talisman qui s’appelle l’or, en un féerique jardin, plein d’orangers, de lauriers-roses en fleur et de lilas blancs dont les grappes délicates s’inclinaient déjà.
Le Paillasse l’aperçut, assise près d’un bosquet, non loin de la porte d’un des salons de jeu. À droite était Madeleine; à sa gauche se tenait Raoul de Lagors costumé en mignon de Henri III.
Il faut avouer, pensait le Paillasse, tout en cherchant un poste d’observation, qu’on n’est pas plus beau que ce jeune bandit.
Madeleine, maintenant, était triste. Elle avait arraché un camélia à l’arbuste voisin, et elle l’effeuillait machinalement, le regard perdu dans le vide.
Raoul et Mme Fauvel, penchés l’un vers l’autre, causaient. Leurs visages paraissaient tranquilles, mais les gestes de l’un, les tressaillements de l’autre trahissaient clairement des préoccupations supérieures et une conversation des plus graves.
Dans le salon de jeu, on apercevait le doge, M. de Clameran, placé de façon à voir Mme Fauvel et Madeleine sans être vu.
C’est la scène d’hier qui se continue, pensa le Paillasse, si je pouvais surprendre quelques mots! Si j’étais derrière ces camélias, je suis sûr que j’entendrais.
Il manœuvra aussitôt en conséquence, mais s’approcher n’était pas aisé, il lui fallait tourner des groupes. Quand il arriva à la place désirée, Madeleine se levait et prenait le bras d’un Persan constellé de pierreries.
Au même moment, Raoul se leva et passa dans le salon de jeu où il dit quelques mots à l’oreille de Clameran.
Et voilà!… se dit le Paillasse, ces deux misérables tiennent ces deux pauvres femmes, et c’est en vain qu’elles se débattent entre leurs serres. Mais comment les tiennent-ils?
Il réfléchissait quand tout à coup se fit un grand mouvement dans la galerie. C’est qu’on annonçait un menuet merveilleux dans le grand salon; puis la comtesse de Commarin venait d’arriver en Aurore; puis encore, il fallait aller admirer les émeraudes de la princesse Korasoff, les plus belles de l’univers.
En un instant la galerie fut presque vide. Il n’y restait plus que quelques pauvres isolés, des maris grincheux dont les femmes dansaient, et quelques jeunes hommes timides et gênés dans leurs costumes.
Le Paillasse pensa que l’heure favorable à ses desseins était venue.
Brusquement il quitta sa place, brandissant sa bannière, frappant avec sa badine sur la toile, toussant avec affectation, en homme qui va parler. Il avait traversé la galerie et s’était placé entre le fauteuil occupé par Mme Fauvel et la porte du salon.
Aussitôt, accoururent autour de lui, faisant cercle, tous les invités restés dans la galerie.