Mme Alexandre, qui semblait avoir été mise quelque peu dans le secret par Verduret, lui présenta certaines objections, il n’en tint compte.
– Qu’est-ce que je risque, à cette heure, dans ce quartier? dit-il. Je longerai le quai jusqu’au Jardin des Plantes, et certes je ne rencontrerai personne.
Le malheur est qu’il ne suivit pas strictement ce programme, et qu’arrivé près de la gare du chemin de fer d’Orléans, ayant soif, il entra dans un café et se fit servir un verre de bière.
Tout en buvant à petits coups, machinalement il prit un journal parisien, le Soleil, et à l’article: «Bruits du jour», sous la signature de Jacques Durand, il lut:
On annonce le mariage de la nièce d’un de nos plus honorables financiers, M. André Fauvel, avec un gentilhomme provençal, M. le marquis Louis de Clameran.
La foudre tombant sur la table même de Prosper ne lui eût point causé une si épouvantable impression.
Cette nouvelle affreuse, qui lui arrivait là, à l’improviste, apportée par ce messager indifférent de la joie ou de la douleur qui s’appelle le journal, lui prouvait la justesse des appréciations de M. Verduret.
Hélas! pourquoi cette certitude ne lui donna-t-elle pas la foi absolue, c’est-à-dire le courage d’attendre, la force de ne pas agir?
Égaré par la douleur, perdant la tête, il vit déjà Madeleine indissolublement liée à ce misérable, il se dit que M. Verduret arriverait peut-être trop tard, et qu’à tout prix il fallait créer un obstacle.
Il demanda au garçon une plume et du papier, et oubliant qu’il n’est pas de situation qui excuse cette lâcheté abominable qui s’appelle une lettre anonyme, déguisant son écriture de son mieux, il écrivit à son ancien patron:
Cher monsieur,
Vous avez livré à la justice votre caissier, vous avez bien fait, puisque vous êtes certain qu’il a été infidèle.
Mais si c’est lui qui a pris à votre caisse trois cent cinquante mille francs, est-ce aussi lui qui a volé les diamants de Mme Fauvel pour les porter au Mont-de-Piété, où ils sont actuellement?
À votre place, prévenu comme vous l’êtes, je ne ferais pas d’esclandre. Je surveillerais ma femme, et je découvrirais qu’il faut toujours se défier des petits-cousins.
De plus, avant de signer le contrat de Mlle Madeleine, je passerais à la préfecture de police m’édifier sur le compte du noble marquis de Clameran.
Un de vos amis
Sa lettre écrite, Prosper se hâta de payer et de sortir. Puis, comme s’il eût craint que sa dénonciation n’arrivât pas assez à temps, il se fit indiquer un grand bureau, et c’est rue du Cardinal-Lemoine qu’il la jeta à la poste.
Jusque-là il n’avait même pas douté de la légitimité de son action.
Mais, au dernier moment, lorsque ayant avancé la main dans la boîte, il lâcha la lettre, lorsqu’il entendit le bruit sourd qu’elle fit en tombant parmi les dépêches, mille scrupules lui vinrent.
N’avait-il pas eu tort d’agir avec cette précipitation? Cette lettre n’allait-elle pas déranger tous les plans de M. Verduret?…
Arrivé à l’hôtel, ses scrupules se changèrent en regrets amers.
Joseph Dubois était venu en son absence; il était venu au reçu d’une dépêche du patron annonçant que tout était terminé, et qu’il arriverait le lendemain soir, à neuf heures, à la gare de Lyon.
Prosper eut un moment d’affreux désespoir. Il eût donné tout au monde pour rentrer en possession de la lettre anonyme.
Et certes, il avait raison de se désoler.
À cette heure même, M. Verduret prenait le chemin de fer à Tarascon, ruminant tout un plan, pour tirer de ses découvertes le parti le plus avantageux.
Car il avait tout découvert.
Combinant avec ce qu’il savait déjà le récit d’une ancienne servante de Mlle de La Verberie et les déclarations d’un vieux domestique des Clameran, utilisant les dépositions des gens du Vésinet au service de Lagors, dépositions recueillies et expédiées par Dubois-Fanferlot, s’aidant de notes émanant de la préfecture de police, il était arrivé, grâce à son prodigieux génie d’investigation et de calcul, à rétablir entièrement et dans ses moindres détails le drame désolant qu’il avait entrevu.
Ainsi qu’il l’avait deviné et dit, c’est loin, bien loin dans le passé qu’il fallait rechercher les causes du crime dont Prosper avait été la victime.
Et ce drame, le voici, tel qu’il l’avait rédigé à l’intention du juge d’instruction, non sans se dire que sans doute son récit servirait à dresser l’acte d’accusation.
Le Drame
12
À deux lieues de Tarascon, sur la rive gauche du Rhône, non loin des merveilleux jardins de messieurs Audibert, on aperçoit, noirci par le temps, négligé, délabré, mais solide encore, le château de Clameran.
Là, vivaient, en 1841, le vieux marquis de Clameran et ses deux fils, Gaston et Louis.
C’était un personnage au moins singulier, ce vieux marquis. Il était de cette race, aujourd’hui presque disparue, d’entêtés gentilshommes dont la montre s’est arrêtée en 1789 et qui ont l’heure d’un autre siècle.
Attaché à ses illusions plus qu’à sa vie même, le vieux marquis s’obstinait à considérer les événements survenus depuis 89 comme une série de déplorables plaisanteries, tentatives ridicules d’une poignée de bourgeois factieux.
Émigré des premiers à la suite du comte d’Artois, il n’était rentré en France qu’en 1815, à la suite des alliés.
Il eût dû bénir le ciel de retrouver une partie des immenses domaines de sa famille, faible, il est vrai, mais très suffisante pour le faire vivre honorablement; il ne pensait pas, disait-il, devoir au bon Dieu de la reconnaissance pour si peu.
Tout d’abord, il s’était fort remué pour obtenir quelque charge à la cour. À la longue, voyant ses démarches vaines, il avait pris le parti de se retirer en son château, plaignant et maudissant tout ensemble son roi qu’il adorait, et qu’au fond du cœur il traitait de jacobin.
De ce moment, il s’était habitué sans peine à la vie large et facile des gentilshommes campagnards.
Possédant quinze mille livres de rentes environ, il en dépensait tous les ans vingt-cinq ou trente mille, puisant à même le sac, prétendant qu’il en aurait toujours assez pour attendre une vraie Restauration qui ne manquerait pas de lui rendre tous ses domaines.
À son exemple, ses deux fils vivaient largement. Le plus jeune, Louis, toujours en quête d’une aventure, toujours en partie de plaisir aux environs, buvant, jouant gros jeu; l’aîné, Gaston, cherchant à s’initier au mouvement de son époque, travaillant, recevant en cachette certains journaux, dont le titre seul eût paru à son père un pendable blasphème.
En somme, pelotonné dans son égoïste insouciance, le vieux marquis était le plus heureux des mortels, mangeant bien, buvant mieux, chassant beaucoup, assez aimé des paysans, exécré des bourgeois des villes voisines, qu’il accablait de railleries parfois spirituelles.