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Au moment de partir, Gaston faisait briller une lumière à l’une des fenêtres du château de Clameran, et, un quart d’heure après, il était aux genoux de son amie.

Valentine et Gaston se croyaient seuls maîtres du secret de leurs amours.

Ils avaient pris, ils prenaient tant et de si minutieuses précautions! Ils se surveillaient si attentivement! Ils étaient si bien persuadés que leur conduite était un chef-d’œuvre de dissimulation et de prudence!

Pauvres amoureux naïfs!… Comme si on pouvait dissimuler quelque chose à la perspicacité désœuvrée des campagnes, à la curiosité médisante et toujours en éveil d’esprits vides et oisifs, incessamment en quête d’une sensation bonne ou mauvaise, d’un cancan inoffensif ou mortel.

Ils croyaient tenir leur secret, et depuis longtemps déjà il avait pris sa volée, depuis longtemps déjà l’histoire de leurs amours, de leurs rendez-vous, défrayait les causeries des veillées.

Quelquefois, le soir, ils avaient aperçu une ombre, une barque glissant sur le fleuve, non loin du bord, et ils se disaient: c’est quelque pêcheur attardé qui rentre.

Ils se trompaient. Dans cette barque se tenaient cachés des curieux, des espions, qui, ravis de les avoir entrevus, allaient, en toute hâte, raconter avec mille détails mensongers leur honteuse expédition.

C’est un soir du commencement de novembre que Gaston connut enfin la funeste vérité.

De longues pluies avaient grossi le Rhône, le Gardon donnait: on le voyait à la couleur des eaux; on craignait une inondation.

Essayer de traverser à la nage ce torrent énorme, impétueux, c’eût été tenter Dieu.

Gaston de Clameran s’était donc rendu à Tarascon, comptant y passer le pont et remonter ensuite la rive droite du fleuve, jusqu’à La Verberie. Valentine l’attendait vers onze heures.

Par une fatalité inouïe, lui qui toujours, lorsqu’il venait à Tarascon, dînait chez un de ses parents qui demeurait au coin de la place de la Charité, il dîna avec un de ses amis à l’hôtel des Trois-Empereurs.

Après le dîner, ils se rendirent, non au café Simon, où ils allaient habituellement, mais au petit café situé sur le champ de foire.

La salle, assez petite, de cet établissement était, lorsqu’ils y entrèrent, pleine de jeunes gens de la ville. Le billard étant libre, Gaston et son ami demandèrent une bouteille de bière et se mirent à jouer au billard.

Ils étaient au milieu de leur partie, lorsque l’attention de Gaston fut attirée par des éclats de rire forcés, qui partaient d’une table du fond.

De ce moment, préoccupé de ces rires qui, bien évidemment, avaient une intention malveillante, Gaston poussa ses billes tout de travers. Si évidente devint sa préoccupation, que son ami, tout surpris, lui dit:

– Qu’as-tu donc? tu n’es plus au jeu, tu manques des carambolages tout faits.

– Je n’ai rien.

La partie continua une minute encore, mais tout à coup Gaston devint plus blanc que sa chemise, lança violemment sa queue sur le billard et s’élança vers la table du fond.

Ils étaient là cinq jeunes gens qui jouaient aux dominos en vidant un bol de vin chaud.

C’est à celui qui paraissait l’aîné, un beau garçon de vingt-six ans, aux grands yeux brillants, à la moustache noire fièrement retroussée, nommé Jules Lazet, que Gaston de Clameran s’adressa.

– Répétez donc, lui dit-il d’une voix que la colère faisait trembler, osez donc répéter ce que vous venez de dire!

– Qui donc m’en empêcherait? répondit Lazet, du ton le plus calme. J’ai dit et je répète que les filles nobles ne valent pas mieux que les artisanes, et que ce n’est pas la particule qui fait la vertu.

– Vous avez prononcé un nom.

Lazet se leva comme s’il eût prévu que sa réponse exaspérerait le jeune Clameran, et que, des paroles, on en viendrait aux voies de fait.

– J’ai, dit-il, avec le plus insolent sourire, prononcé le nom de la jolie petite fée de La Verberie.

Tous les consommateurs du café, et même deux commis voyageurs qui dînaient à une table près du billard, s’étaient levés et entouraient les deux interlocuteurs.

Aux regards provocants qu’on lui lançait, aux murmures – aux huées plutôt – qui l’avaient accueilli quand il avait marché sur Lazet, Gaston devait comprendre, et il comprenait qu’il était entouré d’ennemis.

Les méchancetés gratuites, les continuelles railleries du vieux marquis portaient leurs fruits. La rancune fermente vite et terriblement dans les cœurs et dans les têtes de la Provence.

Mais Gaston de Clameran n’était pas homme à reculer d’une semelle, eût-il eu cent, eût-il eu mille ennemis au lieu de quinze ou vingt.

– Il n’y a qu’un lâche, reprit-il d’une voix vibrante et que le silence rendait presque solennelle, il n’y a qu’un misérable lâche pour avoir l’infamie et la bassesse d’insulter, de calomnier une jeune fille dont la mère est veuve et qui n’a ni père ni frère pour défendre son honneur.

– Si elle n’a ni père, ni frère, ricana Lazet, elle a ses amants, et cela suffit.

Ces mots affreux: «ses amants…» portèrent à leur comble la fureur à grand-peine maîtrisée de Gaston, il leva le bras, et sa main retomba, avec un bruit mat, sur la joue de Lazet.

Il n’y eut qu’un cri, dans le café, un cri de terreur. Tout le monde connaissait la violence du caractère de Lazet, sa force herculéenne, son aveugle courage.

D’un bond, il franchit la table qui le séparait de Gaston, et tombant sur lui, il le saisit à la gorge.

Ce fut un moment d’affreuse confusion. L’ami de Clameran voulut venir à son secours, il fut entouré, renversé à coups de queues de billards, foulé aux pieds et poussé sur une table.

Également vigoureux, jeunes et adroits l’un et l’autre, Gaston et Lazet luttaient sans qu’aucun d’eux obtînt d’avantage marqué.

Lazet, brave garçon, aussi loyal que courageux, ne voulait pas d’intervention. Les témoignages sur ce point sont unanimes. Il ne cessait de crier à ses amis:

– Retirez-vous, écartez-vous, laissez-moi faire seul!

Mais les autres étaient bien trop animés déjà pour rester simples spectateurs du combat.

– Une couverture! cria l’un d’eux, vite une couverture pour faire sauter le marquis!

En même temps, cinq ou six jeunes gens se ruant sur Gaston le séparaient de Lazet et le repoussaient jusqu’au billard. Les uns cherchaient à le terrasser, les autres, avec une courroie, s’efforçaient de paralyser les mouvements de ses jambes.

Lui se défendait avec l’énergie du désespoir, puisant dans le sentiment de son bon droit une force dont jamais on ne l’aurait cru capable. Et tout en se défendant furieusement, il accablait d’injures ses adversaires, les traitant de lâches, de misérables bandits, qui se mettaient douze contre un homme de cœur.

Il tournait autour du billard, cherchant à gagner la porte, la gagnant peu à peu, quand une clameur de joie emplit la salle:

– Voici la couverture! criait-on.

– Dans la couverture, l’amant de la petite fée!…

Ces cris, Gaston, les devina, plutôt qu’il ne les entendit. Il se vit vaincu, aux mains de ces forcenés, subissant le plus ignoble des outrages.