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D’un mouvement terrible de côté, il fit lâcher prise aux trois assaillants qui le tenaient; un formidable coup de poing le débarrassa d’un quatrième.

Il avait les bras libres; mais tous les ennemis revenaient à la charge.

Alors il perdit la tête. À côté de lui, sur la table où avaient dîné les commis voyageurs, il saisit un couteau, et par deux fois il l’enfonça dans la poitrine du premier qui se précipita sur lui.

Ce malheureux était Jules Lazet. Il tomba.

Il y eut une seconde de stupeur. Quatre ou cinq des assaillants se précipitèrent sur Lazet pour lui porter secours. La maîtresse du café poussait des cris horribles. Quelques-uns des plus jeunes sortirent en criant: «À l’assassin!»

Mais tous les autres, encore dix au moins, se ruèrent sur Gaston, avec des cris de mort.

Il se sentait perdu, ses ennemis se faisaient arme de tout, il avait reçu trois ou quatre blessures, quand une résolution désespérée lui vint. Il monta sur le billard et, prenant un formidable élan, il se lança dans la devanture du café. Elle était solide, cette devanture, pourtant il la brisa; les éclats de verre et de bois le meurtrirent et le déchirèrent en vingt endroits, mais il passa.

Gaston de Clameran était dehors, mais il n’était pas sauvé. Surpris d’abord et presque déconcertés de son audace, ses adversaires, vite remis de leur stupeur, s’étaient jetés sur ses traces.

Lui, courait à travers le champ de foire, ne sachant quelle direction prendre.

Enfin, il se décida à gagner Clameran, s’il le pouvait.

Il cessa donc ses feintes, et avec une incroyable rapidité, il traversa diagonalement le champ de foire, se dirigeant vers la levée, la levade, comme on dit dans le pays, qui met la vallée de Tarascon à l’abri des inondations.

Malheureusement, en arrivant à cette levée, plantée d’arbres magnifiques, une des plus délicieuses promenades de la Provence, Gaston oublia que l’entrée en est fermée par une de ces barrières à trois montants qu’on place devant les endroits réservés aux seuls piétons.

Lancé à toute vitesse, il alla se heurter contre, et fut renversé en arrière, non sans se faire un mal affreux à la hanche.

Il se releva promptement, mais les autres étaient sur lui.

Il fallait se dégager ou mourir.

Le malheureux! Il avait gardé à la main son couteau sanglant, il frappa; un homme encore tomba en poussant un gémissement terrible.

Ce second coup lui donna un moment de répit, fugitif comme l’éclair, mais qui lui permit de tourner la barrière et de s’élancer sur la levée.

Deux des poursuivants s’étaient agenouillés près du blessé, cinq reprirent la chasse avec une ardeur plus endiablée.

Mais Gaston était leste, mais l’horreur de la situation triplait son énergie; échauffé par la lutte, il ne sentait aucune de ses blessures, il allait, les coudes au corps, ménageant son haleine, rapide comme un cheval de course.

Bientôt il distança ceux qui le poursuivaient: le souffle de leur respiration haletante s’éloignait, le bruit de leurs pas arrivait moins distinct; enfin, on n’entendit plus rien.

Cependant Gaston courut pendant plus d’un quart de lieue encore, il avait pris les champs, franchissant les haies, sautant les fossés, et c’est lorsqu’il fut bien convaincu que le rejoindre était impossible, qu’il se laissa tomber au pied d’un arbre.

Cependant, il ne pouvait rester étendu là. Nul doute que la force armée ne fût prévenue. On le cherchait déjà. On était sur ses traces. On allait à tout hasard venir au château de Clameran, et avant de s’éloigner, peut-être pour toujours, il voulait voir son père, il voulait, une fois encore, serrer Valentine entre ses bras.

Quand, après une route affreusement pénible, il sonna à la grille du château, il était plus de dix heures.

À sa vue, le vieux valet qui était venu lui ouvrir recula, terrifié.

– Grands dieux! monsieur le comte, que vous est-il arrivé?

– Silence! fit Gaston, de cette voix rauque et brève que donne la conscience d’un danger imminent, silence! Où est mon père?

– Monsieur le marquis est dans sa chambre avec monsieur Louis; monsieur le marquis a été pris de sa goutte, ce tantôt, il ne peut bouger; mais vous, monsieur…

Gaston ne l’entendait plus. Il avait gravi rapidement le grand escalier et entrait dans la chambre où son père et son frère jouaient au trictrac.

Son aspect impressionna le vieux marquis à ce point qu’il lâcha le cornet qu’il tenait.

Et, certes, cette impression s’expliquait. Le visage, les mains, les vêtements de Gaston étaient couverts de sang.

– Qu’y a-t-il? demanda le marquis.

– Il y a, mon père, que je viens vous embrasser une dernière fois et vous demander les moyens de fuir, de passer à l’étranger.

– Vous voulez fuir?

– Il le faut, mon père, et sur-le-champ, à l’instant; on me poursuit, on me traque, dans un moment la gendarmerie peut être ici. J’ai tué deux hommes.

Le choc reçu par le marquis fut tel que, oubliant sa goutte, il essaya de se dresser. La douleur le recoucha sur son fauteuil.

– Où? quand? interrogea-t-il d’une voix affreusement altérée.

– À Tarascon, dans un café, il y a une heure, ils étaient quinze, j’étais seul, j’ai pris un couteau!

– Toujours les gentillesses de 93, murmura le marquis. On vous avait insulté, comte?

– On insultait devant moi une noble jeune fille.

– Et vous avez châtié les drôles? Jarnibleu! vous avez bien fait. Où a-t-on vu jamais qu’un gentilhomme laissât en sa présence des faquins manquer à une personne de qualité! Mais de qui avez-vous pris la défense?

– De mademoiselle Valentine de La Verberie.

– Oh! fit le marquis, oh!… de la fille de cette vieille sorcière. Jarnitonnerre! Ces La Verberie, que Dieu les écrase, nous ont toujours porté malheur.

Certes, il abominait la comtesse, mais en lui le respect de la race parlait plus haut que le ressentiment. Il ajouta donc:

– N’importe! comte, vous avez fait votre devoir.

Gaston n’était pas aussi abîmé qu’il le croyait. À l’exception d’un coup de couteau, un peu au-dessous de l’épaule gauche, ses autres blessures étaient légères.

Après avoir reçu les soins que réclamait son état, Gaston se sentit un autre homme, prêt à braver de nouveaux périls; une énergie nouvelle étincelait dans ses yeux.

D’un signe, le marquis fit retirer les domestiques.

– Et, maintenant, demanda-t-il à Gaston, vous croyez devoir passer à l’étranger?

– Oui, mon père.

– Et il n’y a pas un instant à perdre, fit observer Louis.

– C’est vrai, répondit le marquis; mais, pour fuir, pour passer à l’étranger, il faut de l’argent, et je n’en ai pas à lui donner, là, sur-le-champ.

– Mon père!…

– Non, je n’en ai pas! Ah! vieux fou prodigue que je suis, vieil enfant imprévoyant!… Ai-je seulement cent louis ici!…

Sur ses indications, son second fils, Louis, ouvrit le secrétaire.

Le tiroir servant de caisse renfermait neuf cent vingt francs en or.