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– Neuf cent vingt francs!… s’écria le marquis; ce n’est pas assez. L’aîné de notre maison ne peut fuir avec cette misérable somme, il ne le peut…

Visiblement désespéré, le vieux marquis resta un moment abîmé dans ses réflexions. À la fin, prenant un parti, il ordonna à Louis de lui apporter une petite cassette de fer ciselé placée sur la tablette inférieure du secrétaire.

Le marquis de Clameran portait au cou, suspendue à un ruban noir, la clé de la cassette.

Il l’ouvrit, non sans une violente émotion, que remarquèrent ses enfants, et en tira lentement un collier, une croix, des bagues et divers autres bijoux.

Sa physionomie avait pris une expression solennelle.

– Gaston, mon fils bien-aimé, dit-il, votre vie, à cette heure, peut dépendre d’une récompense donnée à propos à qui vous aidera.

– Je suis jeune, mon père, j’ai du courage.

– Écoutez-moi. Ces bijoux que je tiens là sont ceux de la marquise votre mère, une sainte et noble femme, Gaston, qui du Ciel veille sur nous. Ces bijoux ne m’ont jamais quitté. En mes jours de misère, pendant l’émigration, à Londres, quand je donnais pour vivre des leçons de clavecin, je les conservais pieusement. Jamais l’idée de les vendre ne m’est venue, les engager même m’eût paru un sacrilège. Mais aujourd’hui… prenez ces parures, mon fils, vous les vendrez, elles valent une vingtaine de mille livres…

– Non, mon père, non!…

– Prenez, mon fils. Votre mère, si elle était encore de ce monde, vous dirait comme moi. J’ordonne. Il ne faut pas que le salut, que l’honneur de l’aîné de la maison de Clameran soit en danger faute d’un peu d’or.

Ému, les larmes aux yeux, Gaston s’était laissé glisser aux genoux du vieux marquis; il lui prit la main, qu’il porta à ses lèvres.

– Merci, mon père, murmura-t-il, merci!… Il est arrivé qu’en ma présomptueuse témérité de jeune homme, je me suis permis de vous juger, je ne vous connaissais pas, pardonnez-moi!… J’accepte, oui j’accepte ces bijoux portés par ma mère; mais je les prends comme un dépôt confié à mon honneur, et dans quelque jour je vous rendrai compte…

L’attendrissement gagnait le marquis de Clameran et Gaston, ils oubliaient. Mais l’âme de Louis n’était pas de celles que touchent de tels spectacles.

– L’heure vole, interrompit-il, le temps presse.

– Il dit vrai! s’écria le marquis, partez, comte, partez, mon fils, Dieu protège l’aîné des Clameran!

Gaston s’était relevé lentement.

– Avant de vous quitter, mon père, commença-t-il, j’ai à remplir un devoir sacré. Je ne vous ai pas tout dit: cette jeune fille, dont j’ai pris la défense ce soir, Valentine, je l’aime…

– Oh! fit M. de Clameran stupéfait, oh! oh…

– Et je viens vous prier, mon père, vous conjurer à genoux, de demander pour moi à madame de La Verberie la main de sa fille. Valentine, je le sais, n’hésitera pas à partager mon exil, elle me rejoindra à l’étranger…

Gaston s’arrêta, effrayé de l’effet que produisaient ses paroles. Le vieux marquis était devenu rouge, ou plutôt violet, comme s’il eût été près d’être frappé d’une attaque d’apoplexie.

– Mais c’est monstrueux, répétait-il, bégayant de colère, c’est de la folie!…

– Je l’aime, mon père; je lui ai juré que je n’aurais pas d’autre femme qu’elle.

– Vous resterez garçon.

– Je l’épouserai! s’écria Gaston qui s’animait peu à peu, je l’épouserai parce que j’ai juré et qu’il y va de notre honneur…

– Chansons!

– Mademoiselle de La Verberie sera ma femme, vous dis-je, parce qu’il est trop tard pour reprendre ma parole, parce que même ne l’aimant plus je l’épouserais encore, parce qu’elle s’est donnée à moi, parce qu’enfin, entendez-vous, ce qu’on disait au café, ce soir, est vrai, Valentine est ma maîtresse.

L’aîné des Clameran avait compté sur l’impression de cet aveu, que lui arrachaient les circonstances; il se trompait. Le marquis, si irrité, sembla soulagé d’un poids énorme. Une joie méchante étincela dans ses yeux.

– Ah! ah! fit-il, elle est votre maîtresse. Jarnibleu! j’en suis charmé. Mes compliments, comte; on la dit agréable, cette petite.

– Monsieur, interrompit Gaston presque menaçant, je l’aime, je vous l’ai dit, vous l’oubliez. J’ai juré.

– Ta! ta! ta! s’écria le marquis, je trouve vos scrupules singuliers. Est-ce qu’un de ses aïeux, à elle, n’a pas détourné du bon chemin une de nos aïeules à nous? Maintenant, nous sommes quittes. Ah! elle est votre maîtresse…

– Sur la mémoire de ma mère et de notre nom, je le jure, elle sera ma femme!

– Vraiment! s’écria le marquis exaspéré, vous osez le prendre sur ce ton!… Jamais, entendez-vous bien? jamais vous n’aurez mon consentement. Vous savez si l’honneur de notre maison m’est cher? Eh bien, j’aimerais mieux vous voir pris, jugé, condamné, j’aimerais mieux vous savoir au bagne que le mari de cette péronnelle.

Ce dernier mot transporta Gaston.

– Que votre volonté soit donc faite, mon père, dit-il; je reste, on m’arrêtera, on fera de moi ce qu’on voudra, peu m’importe!… Je ne veux pas d’une vie sans espoir. Reprenez ces bijoux, ils me sont inutiles désormais.

Une scène terrible allait certainement éclater entre le père et le fils, quand la porte de la chambre s’ouvrit avec fracas.

Tous les domestiques du château se pressaient dans le couloir.

– Les gendarmes! disaient-ils, voici les gendarmes!…

À cette nouvelle, le vieux marquis se dressa et réussit à rester debout. Tant d’émotions l’agitaient depuis une heure que la goutte cédait.

– Des gendarmes! s’écria-t-il, chez moi, à Clameran! Nous allons leur faire payer cher leur audace! Vous m’aiderez, vous autres!…

– Oui! oui! répondirent les domestiques, à bas les gendarmes!

Par bonheur, en ce moment où tout le monde perdait la tête, Louis conservait tout son sang-froid.

– Résister serait folie, prononça-t-il; nous repousserons peut-être les gendarmes ce soir, mais demain ils reviendront plus nombreux.

– C’est vrai, dit amèrement le vieux marquis, Louis a raison…

– Où sont-ils? interrogea Louis.

– À la grille, répondit La Verdure, un des palefreniers. Monsieur le vicomte n’entend-il pas le bruit affreux qu’ils font avec leurs sabres?

– Alors Gaston va fuir par la porte du potager.

– Gardée! monsieur! s’écria La Verdure, désespéré, elle est gardée, et la petite porte du parc aussi. Ils sont tout un régiment. Même, quelques-uns sont en faction le long des murs du parc.

Ce n’était que trop vrai. Le bruit de la mort de Lazet, aussitôt répandu, avait mis Tarascon sens dessus dessous. On avait fait monter à cheval, pour arrêter le meurtrier, non seulement les gendarmes, mais encore un peloton des hussards de la garnison.

Une vingtaine de jeunes gens de la ville, au moins, guidaient la force armée.

– Ainsi, fit le marquis, recouvrant à l’heure du péril toute sa présence d’esprit, ainsi, nous sommes cernés.