– Pas une chance d’évasion ne reste, gémit Saint-Jean.
– C’est ce que nous allons voir, jarnibleu! s’écria M. de Clameran. Ah! nous ne sommes pas les plus forts. Eh bien! nous serons les plus adroits. Attention tous! Toi, Louis, mon fils, tu vas descendre aux écuries avec La Verdure; vous monterez les deux meilleurs chevaux, vous en prendrez chacun un en main, et vous irez vous placer en faisant le moins de bruit possible, toi, Louis, à la porte du parc, toi, La Verdure, à la grille. Vous autres, vous irez vous poster chacun à une porte, prêts à ouvrir. Au signal que je donnerai, en tirant un coup de pistolet, toutes les portes seront ouvertes à la fois, Louis et La Verdure lâcheront leur cheval de main et feront tout au monde pour s’élancer dehors et attirer les gendarmes sur leurs traces.
– Je me charge de les faire courir, affirma La Verdure.
– Attendez. Pendant ce temps, le comte, aidé de Saint-Jean, franchira le mur du parc et remontera, le long de l’eau, jusqu’à la cabane de Pilorel, le pêcheur. C’est un vieux matelot de la République, un brave qui nous est dévoué, il prendra le comte dans sa barque, et une fois sur le Rhône, ils n’auront plus à craindre que Dieu!… Vous m’avez entendu, allez…
Resté seul avec son fils, le vieux marquis glissa dans une bourse de soie les bijoux que Gaston avait replacés sur la table, et ouvrant les bras:
– Venez, mon fils, dit-il d’une voix qu’il s’efforçait de rendre ferme, venez que je vous bénisse.
Gaston hésitait.
– Venez, insista le marquis, je veux vous embrasser une dernière fois. Sauvez-vous, sauvez votre nom, Gaston, et après… vous savez bien que je vous aime. Reprenez ces bijoux…
Pendant près d’une minute, le père et le fils, aussi émus l’un que l’autre, se tinrent embrassés.
Mais le bruit qui redoublait à la grille leur arrivait distinctement.
– Allons! fit M. de Clameran.
Et, prenant à sa panoplie une paire de petits pistolets, il les remit au comte en détournant la tête et en murmurant:
– Il ne faut pas qu’on vous ait vivant, Gaston.
Malheureusement, Gaston, en quittant son père, ne descendit pas immédiatement.
Plus que jamais il voulait revoir Valentine, et il entrevoyait la possibilité de lui adresser ses derniers adieux. Il se disait que Pilorel pourrait arrêter son bateau le long du parc de La Verberie.
Il prit donc, sur les quelques minutes de répit que lui laissait la destinée, une minute pour monter à sa chambre et faire briller à la fenêtre le signal qui annonçait sa venue à son amie. Il fit plus: il attendit une réponse.
– Mais venez donc, monsieur le comte, répétait Saint-Jean, qui ne comprenait rien à sa conduite, venez, au nom du Ciel!… vous vous perdez.
Enfin, il descendit en courant.
Il n’était encore que dans le vestibule, quand un coup de feu – le signal donné par le vieux marquis – retentit.
Aussitôt, et presque simultanément, on entendit le bruit de la grande grille qui s’ouvrait, le cliquetis des sabres des gendarmes et des hussards, le galop effrayé de plusieurs chevaux, et de tous les côtés, dans le parc et dans la grande cour, des cris terribles et des jurements.
Appuyé à la fenêtre de sa chambre, la sueur au front, le marquis de Clameran attendait, si oppressé qu’il pouvait à peine respirer, l’issue de cette partie dont l’enjeu était la vie de l’aîné de ses fils.
Ses mesures étaient excellentes.
Ainsi qu’il l’avait prévu, Louis et La Verdure réussirent à se faire jour et se lancèrent à fond de train dans la campagne, l’un à droite, l’autre à gauche, chacun entraînant à sa suite une douzaine de cavaliers. Montés supérieurement, ils devaient faire voir du pays à ceux qui les poursuivaient.
Gaston était sauvé, quand la fatalité – ne fut-ce que la fatalité? – s’en mêla.
À cent mètres du château, le cheval de Louis butta et abattit, engageant sous lui son cavalier. Aussitôt, entouré par des gendarmes et par des volontaires à pied, le second fils de M. de Clameran fut reconnu.
– Ce n’est pas l’assassin! s’écria un des jeunes gens de la ville; vite, revenons sur nos pas, on veut nous tromper!…
Ils revinrent en effet, et assez à temps précisément, pour voir, aux clartés indécises de la lune, dégagée pour un moment des nuages, Gaston qui franchissait le mur du potager.
– Voilà notre homme! fit le brigadier de gendarmerie; ouvrez l’œil, vous autres, et en avant, au galop!
Et tous, rendant la main à leurs chevaux, s’élancèrent vers l’endroit où ils avaient vu Gaston sauter.
Sur un terrain boisé, ou seulement accidenté, il est facile à un homme à pied, s’il est leste, s’il garde sa présence d’esprit, d’échapper à plusieurs cavaliers.
Or le terrain, de ce côté du parc, était des plus favorables au jeune comte de Clameran. Il se trouvait dans d’immenses champs de garance, et chacun sait que la culture de cette précieuse racine, destinée à rester trois ans en terre, nécessite des sillons qui atteignent jusqu’à soixante et soixante-dix centimètres de profondeur.
Les chevaux, non seulement ne pouvaient courir, mais à grand-peine ils se tenaient debout.
Cette circonstance arrêta net les gendarmes qui tenaient leurs bêtes. Seuls, quatre hussards se risquèrent. Mais leurs efforts furent inutiles. Sautant de sillon en sillon, Gaston eut vite gagné un espace très vaste, encore mal défriché, et coupé des maigres plants de châtaigniers.
La poursuite offrait alors d’autant plus d’intérêt qu’évidemment le fugitif avait des chances. Aussi tous les cavaliers se passionnaient-ils, s’encourageant, poussant des cris pour s’avertir quand Gaston quittait un bouquet d’arbres pour courir à un autre.
Pour lui, connaissant admirablement le pays, il ne désespérait pas. Il savait qu’après les châtaigniers, il rencontrerait des champs de chardons, et il se souvenait que les deux cultures étaient séparées par un large et profond fossé.
Il pensait que se jetant dans ce fossé, il y serait caché, et qu’il pourrait le remonter fort loin, pendant qu’on le chercherait encore parmi les arbres.
C’est qu’il ne songeait pas à la crue du fleuve. En arrivant près du fossé, il vit qu’il était plein d’eau.
Découragé, mais non déconcerté, il prenait son élan pour le franchir, quand, de l’autre côté, il aperçut trois cavaliers.
C’étaient des gendarmes qui avaient tourné les garancières et les châtaigniers, se disant que sur le terrain uni des champs de chardons, ils reprendraient l’avantage.
À leur vue, Gaston s’arrêta court.
Que faire?… Il sentait autour de lui se rétrécir le cercle dont il était le centre.
Fallait-il donc avoir recours au pistolet, et là, au milieu des champs, traqué par les gendarmes comme une bête fauve, se faire sauter la cervelle? Quelle mort pour un Clameran!
Non. Il se dit qu’une chance encore de salut lui restait, faible, il est vrai, chétive, misérable, désespérée, mais enfin une chance. Il lui restait le fleuve.
Il y courut rapidement, tenant toujours ses pistolets armés, et alla se placer à l’extrémité d’un petit promontoire qui s’avançait de trois bons mètres dans le Rhône.
Ce cap de refuge était formé d’un tronc d’arbre renversé, le long duquel mille débris, fagots et meules de paille, qu’entraînaient les eaux, s’arrêtaient.