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L’arbre, sous le poids de Gaston, s’enfonçait, vacillait et craquait terriblement.

De là, il distinguait fort bien tous ceux qui le poursuivaient, hussards et gendarmes; ils étaient douze à quinze, tant à droite qu’à gauche, et poussaient des exclamations de joie.

– Rendez-vous! cria le brigadier de gendarmerie.

Gaston ne répondit pas. Il pesait, il évaluait ses chances de salut. Il était bien au-dessus du parc de La Verberie, pourrait-il y aborder, s’il n’était pas du premier coup roulé, entraîné et noyé? Il songeait qu’en ce moment même, Valentine éperdue errait au bord de l’eau, de l’autre côté, l’attendant et priant.

– Une seconde fois, cria le brigadier, voulez-vous vous rendre?

Le malheureux n’entendait pas. La voix imposante du torrent, mugissant et tourbillonnant autour de lui, l’assourdissait.

D’un geste violent il lança ses pistolets du côté des gendarmes, il était prêt.

Ayant trouvé pour son pied un point d’appui, solide, il fit le signe de la croix, et la tête la première, les bras en avant, il se lança dans le Rhône.

La violence de l’élan avait détaché les dernières racines de l’arbre; il oscilla un moment, tourna sur lui-même et partit à la dérive.

L’horreur et la pitié, bien plus que le dépit, avaient arraché un cri à tous les cavaliers.

– Il est perdu, murmura un des gendarmes, c’est fini; on ne lutte pas contre le Rhône; on recueillera son corps demain, à Arles.

Vrais soldats français, ils étaient maintenant de tout cœur du côté du vaincu, et il n’en est pas un qui n’eût été prêt à tout tenter pour le sauver et faciliter son évasion.

– Fichue besogne! grommela le vieux maréchal des logis qui commandait les hussards.

– Bast! fit le brigadier, un philosophe, autant le Rhône que la cour d’assises! Nous autres, demi-tour. Ce qui me peine, c’est l’idée de ce pauvre vieux qui attend des nouvelles de son fils… Lui dira la vérité qui voudra, je ne m’en charge pas.

13

Valentine, ce soir-là, savait que Gaston avait dû se rendre à Tarascon, pour y passer le Rhône sur le pont de fil de fer qui unit Tarascon à Beaucaire, et elle l’attendait de ce côté, à l’heure convenue la veille, à onze heures.

Mais voici que bien avant l’instant fixé, ayant par hasard jeté un coup d’œil du côté de Clameran, il lui sembla voir des lumières promenées dans les appartements d’une façon tout à fait insolite.

Un pressentiment sinistre glaça tout son sang dans ses veines, arrêtant les palpitations de son cœur.

Une voix secrète et impérieuse, au-dedans d’elle-même, lui criait qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire et de terrible au château de Clameran.

Quoi? elle ne pouvait se l’imaginer, mais elle était sûre; elle eût juré qu’un grand malheur venait d’arriver.

Son inquiétude allait grandissant, plus poignante et plus aiguë de minute en minute, quand tout à coup, à la fenêtre de Gaston, elle aperçut ce signal cher et si connu qui lui annonçait que son ami allait passer le Rhône.

Elle n’en pouvait croire ses yeux, elle voulait douter du témoignage de ses sens, et c’est seulement quand le signal eut été répété trois fois qu’elle y répondit.

Alors, plus morte que vive, sentant ses jambes se dérober sous elle, se tenant aux murs, elle descendit dans le parc et gagna le bord de l’eau.

Grands dieux!… il lui semblait que jamais elle n’avait vu le Rhône si furieux. Était-il possible que Gaston essayât de le traverser? Plus de doute, un événement affreux devait être survenu.

Pendant que les hussards et les gendarmes regagnaient tristement le château de Clameran, Gaston réalisait un de ces prodiges dont on serait tenté de douter si les plus indiscutables témoignages ne venaient l’affirmer.

Tout d’abord, lorsqu’il avait plongé, il avait été roulé cinq ou six fois et entraîné vers le fond. C’est que, dans un fleuve débordé, le courant n’est pas égal à toutes les profondeurs; là est surtout l’immense danger. Mais ce danger, Gaston le connaissait, il l’avait prévu. Loin d’user ses forces à une lutte vaine, il s’abandonna, ne songeant qu’à économiser son haleine.

Ce n’est guère qu’à une vingtaine de mètres de l’endroit où il s’était jeté qu’un vigoureux coup de reins le ramena à la surface.

Près de lui, avec la rapidité d’une flèche, filait le tronc d’arbre sur lequel tout à l’heure il était debout.

Durant quelques secondes, il se trouva empêtré au milieu de débris de toutes sortes; un remous le dégagea.

Il ne songeait pas à gagner la rive opposée. Il se disait qu’il aborderait où il pourrait. Gardant sa présence d’esprit autant que s’il se fût trouvé dans des conditions ordinaires, il employait toute sa force et toute son adresse à obliquer lentement, sans cesser de rester dans le fil de l’eau, sachant bien que c’en serait fait de lui si le courant le prenait de travers.

Ce courant épouvantable est d’ailleurs aussi capricieux que terrible; de là les bizarres effets des inondations. Selon les méandres du fleuve, il se porte tantôt à droite, tantôt à gauche, épargnant une rive, ravageant l’autre.

Gaston, qui avait une connaissance très exacte de son fleuve, savait qu’un peu au-dessous de Clameran il y avait un coude brusque, et il comptait sur le remous de ce coude pour le porter sur La Verberie.

Ses prévisions ne furent pas déçues. Un courant oblique tout à coup l’emporta sur la rive droite, et s’il ne se fût pas tenu sur ses gardes, il était roulé et coulé.

Mais le remous n’allait pas aussi loin que le supposait Gaston, et il était encore loin du bord, quand, avec la foudroyante rapidité du boulet, il passa devant le parc de La Verberie.

Il eut le temps, cependant, d’entrevoir, sous les arbres, comme une ombre blanche: Valentine l’attendait.

Ce n’est que beaucoup plus bas que, s’étant insensiblement rapproché du bord, il essaya de prendre terre.

Sentant qu’il avait pied, deux fois il se dressa, deux fois la violence du courant le renversa. Il allait être entraîné quand il réussit à saisir quelques branches de saule, qui l’aidèrent à se hisser sur la berge.

Il était sauvé.

Aussitôt, sans prendre le temps de respirer, il s’élança dans la direction de La Verberie, et bientôt fut dans le parc.

Il était temps qu’il arrivât. Brisée par l’intensité de ses angoisses, l’infortunée Valentine gisait affaissée sur elle-même, sentant la vie se retirer d’elle.

Les embrassements de Gaston la tirèrent de cette morne stupeur.

– Toi! s’écria-t-elle d’une voix où éclatait toute la folie de sa passion, toi! Dieu a donc eu pitié de nous? il a donc entendu mes prières?

– Non, murmura-t-il, non, Valentine, Dieu n’a pas eu pitié.

Ses pressentiments ne la trompaient pas, elle le comprenait à l’accent de Gaston.

– Quel malheur nouveau nous frappe! s’écria-t-elle, pourquoi êtes-vous venu ainsi, risquant votre vie qui est la mienne; que se passe-t-il?

– Il y a, Valentine, que notre secret n’est plus à nous, que nos amours sont, à cette heure, la risée du pays.