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Aussi, en sortant de La Verberie, se mit-elle à marcher aussi vite que possible. La conscience d’accomplir une action extraordinaire, l’inquiétude, la fièvre du péril bravé lui donnaient des ailes. Elle oubliait la lassitude; elle ne s’apercevait plus qu’elle avait passé la nuit à pleurer.

Pourtant, malgré ses efforts, il était plus de huit heures quand elle arriva à la longue allée d’azeroliers qui, de la route conduit à la grande grille du château de Clameran.

Elle allait s’y engager, quand devant elle, à quelques pas, elle aperçut Saint-Jean, le valet de chambre du marquis, qu’elle connaissait bien.

Elle s’arrêta pour l’attendre, et lui, l’ayant vue, hâta le pas. Sa physionomie était bouleversée, ses yeux étaient rouges: on voyait qu’il avait pleuré.

À la grande surprise de Valentine, il n’ôta pas sa casquette en arrivant près d’elle, et c’est du ton le plus grossier qu’il lui demanda:

– Vous allez au château, mademoiselle?

– Oui.

– Si c’est pour monsieur Gaston, répondit le domestique, soulignant son odieuse méchanceté, vous avez pris une peine inutile. Monsieur le comte est mort, mademoiselle, pour une maîtresse qu’il avait.

Valentine pâlit sous l’insulte, mais ne la releva pas. Quant à Saint-Jean, qui pensait l’atterrer, il fut stupéfait de son sang-froid et indigné.

– Je viens au château, reprit la jeune fille, pour parler à monsieur le marquis.

Saint-Jean eut comme un sanglot.

– Alors, fit-il, ce n’est pas la peine d’aller plus loin.

– Pourquoi?

– Parce que le marquis de Clameran est mort ce matin à cinq heures, mademoiselle.

Pour ne pas tomber, Valentine fut obligée de s’appuyer à l’arbre près duquel elle était debout.

– Mort!… balbutia-t-elle.

– Oui, répondit Saint-Jean avec des regards terribles; oui, mort.

Véritable serviteur de l’ancien régime, Saint-Jean avait toutes les passions de ses maîtres, leurs faiblesses, leurs amitiés, leurs haines. Il avait les La Verberie en horreur. Et pour comble, il voyait en Valentine la femme qui avait causé la mort du marquis qu’il servait depuis quarante ans, et de Gaston qu’il adorait.

– Donc, reprit-il, s’efforçant de faire de chaque mot un coup de poignard, c’est hier soir que monsieur le comte a péri. Quand on est venu annoncer au marquis que son fils aîné n’était plus, lui, robuste comme un chêne, il a été foudroyé. J’étais là. Il a battu l’air de ses mains et est tombé à la renverse sans un cri. Nous l’avons porté sur son lit, pendant que monsieur Louis montait à cheval pour aller quérir un médecin à Tarascon. Mais le coup était porté. Quand monsieur Raget est arrivé, il n’y avait plus rien à faire. Cependant au petit jour, monsieur le marquis a repris connaissance, et il a demandé à rester seul avec monsieur Louis. Peu après, il est entré en agonie; ses derniers mots ont été: «Le père et le fils le même jour, on peut se réjouir à La Verberie.»

D’un mot, Valentine pouvait calmer la douleur immense du fidèle domestique; elle n’avait qu’à lui dire que Gaston vivait, elle eut le tort de redouter une indiscrétion qui pouvait être fatale.

– Eh bien! reprit-elle, il faut que je parle à monsieur Louis.

Cette déclaration parut transporter Saint-Jean.

– Vous! s’écria-t-il, vous!… Ah! vous n’y songez pas, mademoiselle de La Verberie. Quoi! après ce qui s’est passé, vous oseriez vous présenter devant lui! Je ne le souffrirai pas, m’entendez-vous. Et même, tenez, si j’ai un conseil à vous donner, rentrez chez vous. Je ne répondrais pas de la langue des domestiques s’ils vous voyaient.

Et sans attendre une réponse, il s’éloigna à grands pas.

Que pouvait faire Valentine? Accablée, humiliée, elle reprit, se traînant à grand-peine, le chemin si rapidement parcouru le matin. À cette heure, beaucoup de cultivateurs revenaient de la ville; ils avaient appris les événements de la veille, et, partout, sur son passage, l’infortunée jeune fille recueillait des saluts ironiques et les regards les plus insultants.

Arrivée près de La Verberie, Valentine trouva Mihonne qui la guettait:

– Ah! mademoiselle, lui dit cette fille, arrivez bien vite. Madame a reçu une visite ce matin, et depuis elle vous demande à grands cris; venez, mais prenez garde à vous, madame est dans un état effrayant.

– Malheureuse! s’écriait, avec une énergie furieuse, la comtesse plus rouge qu’une pivoine, c’est donc ainsi que vous respectez les nobles traditions de notre maison. Jamais on n’avait eu besoin encore de surveiller les La Verberie, elles savaient, seules, garder leur honneur. Il vous appartenait d’abuser de votre liberté pour descendre au rang de ces dévergondées qui sont la honte de leur sexe.

Cette scène affreuse, Valentine l’avait prévue, elle l’avait attendue dans un horrible serrement de cœur. Elle la subissait, comme l’expiation juste, méritée, de coupables amours. S’avouant que l’indignation de sa mère était légitime, elle courbait la tête, comme l’accusé repentant devant ses juges.

Mais ce silence était précisément ce qui pouvait le plus exaspérer la comtesse.

– Me répondrez-vous? reprit-elle avec un geste menaçant.

– Que puis-je vous répondre, ma mère?…

– Vous pouvez me dire, malheureuse, que ceux-là en ont menti qui prétendent qu’une La Verberie a failli. Allons, défendez-vous, parlez.

Sans répondre, Valentine hocha tristement la tête.

– C’est donc vrai! s’écria la comtesse hors d’elle-même, c’est donc vrai!

– Pardon!… ma mère, balbutia la jeune fille, pardon!…

– Comment! pardon!… On ne m’a donc pas trompée, Pardon!… c’est-à-dire que vous avouez, impudente! Jour de Dieu! quel sang coule donc dans vos veines? Vous ignorez donc qu’il est de ces fautes qu’on nie, même quand l’évidence éclate! Et vous êtes ma fille! Vous ne sentez donc pas qu’il est de ces aveux ignominieux que nulle puissance humaine ne doit pouvoir arracher à une femme! Mais non, elle a des amants et elle l’avoue sans rougir. Faites-vous-en gloire, ce sera plus nouveau.

– Ah! vous êtes sans pitié, ma mère!

– Avez-vous donc eu pitié de moi, ma fille! Avez-vous songé que votre honte pouvait me tuer? Ah! bien des fois, sans doute, avec votre amant, vous avez ri de mon aveugle confiance. C’est que j’avais foi en vous comme en moi-même, c’est que je vous croyais chaste et pure comme au temps où je veillais près de votre berceau. Je croyais… et cependant, les hommes, après boire, dans les cabarets, prononcent votre nom au milieu des risées, et ensuite se battent et se tuent pour vous. J’avais remis en vos mains l’honneur de notre maison, qu’en avez-vous fait? Vous l’avez livré au premier venu.

C’en était trop. Ces mots «le premier venu» révoltèrent l’orgueil de Valentine. Elle ne méritait pas, non, elle ne pouvait mériter un pareil traitement. Elle essaya de protester.

– Je me trompe, reprit la comtesse, vous avez raison, votre amant n’était même pas le premier venu. Entre tous, vous êtes allée choisir l’héritier de nos ennemis légendaires, Gaston de Clameran. C’est celui-là qu’il vous fallait, entre tous; un lâche, qui allait publiquement se vanter de vos faveurs; un misérable qui se vengeait de l’héroïsme de nos aïeux sur vous et sur moi, sur une femme et sur une enfant.