– Jamais! monsieur, jamais! Et les bienséances! Que dirait-on de moi?
– Permettez… il serait spécifié que votre pension serait l’intérêt d’une somme qu’il reconnaîtrait avoir reçue.
– Comme cela, oui, en effet…
À toute force, ce soir-là, Mme de La Verberie voulut ramener André dans sa calèche. Pas un mot direct ne fut échangé entre eux le long du chemin, mais ils s’étaient compris, ils étaient fixés l’un sur l’autre.
Ils s’entendaient si bien, qu’en déposant à sa porte le jeune ingénieur, la comtesse lui tendit sa maigre main, qu’il baisa dévotement en songeant aux jolis yeux de Valentine, et l’invita à dîner pour le lendemain.
Certes, il y avait des années que Mme de La Verberie n’avait été si joyeuse, et ses servantes admirèrent sa belle humeur.
C’est que tout à coup, brusquement, d’une situation désespérée elle passait à une position presque brillante. Et elle qui affichait de si fiers sentiments, elle n’apercevait ni les hontes de cette transaction, ni l’infamie de sa conduite.
Six mille francs de pension! se disait-elle. Ce jeune géomètre est un honnête homme! et mille écus du domaine, c’est en tout neuf mille livres de rentes. Ce garçon habitera Paris avec ma fille, je les irai voir, ces chers enfants, sans trop de frais.
Jour de Dieu!… à ce prix elle eût donné non une fille, mais trois, si elle les eût eues.
Mais voilà que tout à coup une idée lui vint qui la glaça: Valentine consentira-t-elle?
Si poignante fut son anxiété que, pour en avoir le cœur net à l’instant, elle monta dans la chambre de sa fille, qu’elle trouva lisant à la lueur d’une mince chandelle.
– Ma fille, lui dit-elle brusquement, un jeune homme, qui me convient, m’a demandé ta main et je la lui ai accordée.
À cette déclaration inattendue, stupéfiante, Valentine se dressa.
– Ce n’est pas possible, balbutia-t-elle.
– Pourquoi, s’il te plaît?
– Avez-vous donc dit qui je suis, ma mère, avez-vous avoué?
– Les folies passées? Dieu m’en préserve! Et tu seras, je l’espère, assez raisonnable pour imiter mon silence.
Si annihilée que fût la volonté de Valentine par l’écrasant despotisme de sa mère, son honnêteté se révolta.
– Vous voulez m’éprouver, ma mère! s’écria-t-elle, épouser un homme sans lui tout avouer serait la plus lâche et la plus infâme des trahisons…
La comtesse avait une terrible envie de se fâcher. Mais elle comprit que cette fois ses menaces se briseraient contre une résistance encouragée par la conscience. Au lieu d’ordonner, elle pria.
– Pauvre enfant, disait-elle, pauvre chère Valentine, si tu connaissais l’horreur de notre situation, tu ne parlerais pas ainsi. Ta folie a commencé notre ruine; elle est aujourd’hui consommée. Sais-tu où nous en sommes? Nos créanciers me menacent de me chasser de La Verberie. Que deviendrons-nous après, ô ma fille? Faudra-t-il qu’à mon âge j’aille de porte en porte tendre la main? Nous sommes perdues, et ce mariage est le salut.
Et, après les prières, les raisonnements venaient.
Elle avait à son service, cette chère comtesse, des théories subtiles et étranges. Ce qu’autrefois elle appelait un crime monstrueux n’était plus qu’une peccadille. À l’entendre, la situation de Valentine se présentait tous les jours.
Elle eût compris, disait-elle, les scrupules de sa fille, si on eût pu craindre quelque révélation du passé. Mais de telles précautions avaient été prises, qu’il n’y avait rien à redouter.
En aimerait-elle moins son mari? Non. En serait-il moins heureux? Non. Dès lors, pourquoi hésiter?
Étourdie, frappée de vertige, Valentine se demandait si c’était bien sa mère, cette femme si hautaine, si intraitable, jadis, dès qu’il était question d’honneur ou du devoir, qui s’exprimait ainsi, démentant en une fois les paroles de sa vie entière.
Hélas! oui, c’était elle.
Les subtils arguments, les sophismes honteux de la comtesse ne devaient ni la toucher ni l’ébranler, mais elle ne se sentait ni la force ni le courage de résister aux larmes de cette mère, qui, voyant qu’elle n’obtenait rien, se traînait à genoux, l’adjurant à mains jointes de la sauver.
Plus émue qu’elle ne l’avait jamais été, déchirée par mille sentiments contraires, n’osant ni refuser ni promettre, redoutant les conséquences d’une décision ainsi arrachée, l’infortunée supplia sa mère de lui laisser au moins quelques heures de répit.
Ces instants de réflexions, Mme de La Verberie n’osa plus les refuser. Le coup frappé, elle se dit qu’insister serait imprudent.
– Vous le voulez, dit-elle à sa fille, je me retire. Mieux que votre esprit, votre cœur vous dira comment choisir entre un aveu inutile et le salut de votre mère.
Et sur ces mots elle sortit, indignée, mais pleine d’espoir.
Elle n’avait que trop de motifs d’espérer.
Placée entre deux obligations également impérieuses, également sacrées, mais absolument opposées, la raison troublée de Valentine ne discernait plus clairement où était le devoir.
Réduirait-elle sa mère à la plus affreuse des misères?
Abuserait-elle indignement la confiance et l’amour d’un honnête homme?
Quelle que fut sa décision, il en résultait, pour elle, une vie affreuse et d’épouvantables remords.
Autrefois, le souvenir de Gaston de Clameran eût parlé haut et dicté sa conduite, mais ce souvenir lointain n’était plus qu’un vague murmure.
Dans les romans, il est vrai, on trouve de ces héroïnes dont la vertu n’a rien d’égale que la constance; la vie réelle n’a guère de ces miracles.
Longtemps, dans la pensée de Valentine, Gaston était resté éblouissant et radieux, comme le héros de ses rêves; mais les brumes du temps, peu à peu, avaient obscurci les rayons de l’idole, et il n’était plus maintenant, au fond de son cœur, qu’une froide relique.
Cependant, lorsqu’elle se leva le matin, pâle et souffrante des angoisses d’une longue nuit sans sommeil, elle était presque résolue à parler.
Mais quand vint le soir, quand elle se trouva près d’André Fauvel, sous l’œil tour à tour menaçant et suppliant de sa mère, le courage lui manqua.
Elle se disait encore: je parlerai; mais elle se disait: ce sera demain, un autre jour, plus tard.
Aucune de ces luttes n’échappait à la comtesse, mais elle n’était plus guère inquiète.
La vieille dame le savait peut-être par expérience: quand on remet à accomplir une action difficile et pénible, on est perdu, on ne l’accomplit jamais.
Peut-être Valentine avait-elle une excuse dans l’horreur de sa situation. Peut-être, à son insu, un espoir irraisonné s’agitait en elle. Un mariage, même malheureux, lui offrait les perspectives d’un changement, d’une vie nouvelle, d’un allégement à d’insupportables souffrances.
Parfois, dans son ignorance de toutes choses, elle se disait qu’avec le temps, avec une intimité plus grande, l’horrible aveu viendrait presque naturellement, et qu’André pardonnerait, et qu’il l’épouserait quand même, puisqu’il l’aimait.
Car il l’aimait vraiment, elle ne pouvait pas ne pas s’en apercevoir. Certes, ce n’était plus la passion impétueuse de Gaston, avec ses terreurs, ses emportements, ses ivresses, mais c’était un amour calme, réfléchi, plus profond peut-être, puisant une sorte de recueillement dans le sentiment de sa légitimité et de sa durée.