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Et Valentine, doucement, s’accoutumait à la présence d’André, toute surprise de ce bonheur inconnu, de ces attentions délicates de tous les instants, de ces prévenances qui allaient au-devant de ses pensées. Elle n’aimait pas encore André, mais une séparation lui eût été douloureuse, cruelle.

Pendant ce temps où le jeune ingénieur avait été admis à faire sa cour, la conduite de la vieille comtesse avait été un chef-d’œuvre.

Calculant fort juste, elle avait tout à coup renoncé aux obsessions, ne discutant plus, affirmant avec une résignation larmoyante qu’elle ne voulait pas influencer les résolutions de sa fille.

Mais elle criait misère, mais elle geignait comme si elle eût été à la veille de manquer de pain; mais elle avait pris ses mesures pour être harcelée par les huissiers. Saisies et significations pleuvaient à La Verberie, et tous ces papiers timbrés, elle les montrait à Valentine, en disant:

– Dieu veuille que nous ne soyons pas chassées de la maison de nos pères avant ton mariage, ma bien-aimée!

D’ailleurs, se sentant assez d’influence pour glacer une révélation sur les lèvres de sa fille, jamais elle ne la laissa seule une minute avec André.

Une fois mariés, pensait-elle, ils s’arrangeront.

Puis, tout autant que l’impatient André, elle pressait les préparatifs de la noce. Elle ne laissait à Valentine ni le temps de se reconnaître, ni un moment pour réfléchir. Elle l’occupait, l’envahissait, l’étourdissait de mille et mille détails. C’était une robe à acheter, quelque objet du trousseau à changer, une visite à faire, une pièce à se procurer.

Si bien qu’elle gagna ainsi la veille du grand jour, haletante d’espoir, oppressée d’anxiété, comme le joueur au moment décisif d’une grosse partie.

Ce soir-là, pour la première fois, Valentine se trouva seule avec cet homme qui allait être son mari.

La nuit tombait, elle s’était réfugiée dans le salon, tourmentée d’angoisses plus poignantes que d’ordinaire. Il entra.

La voyant en larmes, affreusement troublée, doucement il lui prit la main, et lui demanda ce qu’elle avait.

– Ne suis-je pas votre meilleur ami, disait-il, ne dois-je pas être le confident de vos chagrins, si vous en avez? Pourquoi ces larmes, mon amie?

En ce moment, elle faillit tout avouer. Mais tout à coup, elle entrevit le scandale, la douleur d’André, les colères de sa mère, elle vit son existence perdue; elle se dit qu’il était trop tard, et avec une explosion de sanglots elle s’écria, comme toutes les jeunes filles quand le dernier moment est proche:

– J’ai peur!…

Lui, aussitôt, s’expliquant ce trouble, ces craintes vagues, l’horreur de l’inconnu, les révoltes de la pudeur, s’efforça de la consoler, de la rassurer, tout surpris de voir que ses bonnes paroles, loin de la calmer, semblaient redoubler sa douleur.

Mais déjà Mme de La Verberie accourait, on allait signer le contrat. André Fauvel ne devait rien savoir.

Enfin, le lendemain, par un beau jour de printemps, eut lieu à l’église du village le mariage d’André Fauvel et de Valentine de La Verberie.

Dès le matin, le château s’était empli des amies de la jeune mariée qui venaient, suivant l’usage, présider aux derniers apprêts de sa toilette.

Elle s’efforçait de rester calme, souriante même; cependant elle était plus pâle que son voile, d’affreux remords la déchiraient. Il lui semblait qu’on devait lire la vérité sur son visage, et que cette blanche toilette n’était qu’une amère ironie, une suprême humiliation.

Elle frémit quand sa meilleure amie s’approcha pour placer sur sa tête la couronne de fleurs d’oranger. Il lui paraissait que cette couronne allait la brûler. Elle ne la brûla pas, mais une des tiges de fil de fer mal recouverte lui fit au front une légère écorchure qui saigna beaucoup, et même une goutte de sang tomba sur sa robe.

Quel présage! Valentine faillit se trouver mal.

Mais les présages sont menteurs, et la preuve, c’est qu’un an après son mariage, Valentine était, assurait-on, la plus heureuse des femmes.

Heureuse!… oui, elle l’eût été complètement si elle eût pu oublier.

André l’adorait. Il s’était lancé dans les affaires et tout lui réussissait. Mais il voulait être très riche, immensément riche, non pour lui, mais pour la femme aimée, qu’il voulait entourer de toutes les jouissances du luxe. La trouvant la plus belle, il la souhaitait la plus parée.

Dix-huit mois après son mariage, Mme Fauvel avait eu un fils. Hélas! ni cet enfant, ni un second venu un an après, ne purent lui faire oublier l’autre, le délaissé, celui que, pour une somme d’argent, une étrangère avait pris.

Aimant passionnément ses fils, les élevant comme des fils de prince, elle se disait: qui sait si l’abandonné a seulement du pain?

Si elle eût su où il était, si elle eût osé!… Mais elle n’osait pas. Parfois même elle avait été inquiète du dépôt laissé par Gaston, de ces parures de la marquise de Clameran, qu’elle craignait de ne jamais assez bien cacher.

Parfois, elle se disait: allons, le malheur m’a oubliée!

Pauvre femme! Le malheur est un visiteur qui parfois se fait attendre, mais qui toujours vient.

15

Louis de Clameran, le second fils du marquis, était de ces natures concentrées qui, sous des dehors froids ou nonchalants, dissimulent un tempérament de feu, d’exorbitantes passions et les plus furieuses convoitises.

Toutes sortes d’extravagantes pensées et de levains mauvais fermentaient en son cerveau malade, longtemps avant les événements qui décidèrent des destinées de la maison de Clameran.

Occupé, en apparence, de futiles plaisirs, ce précoce hypocrite souhaitait pour ses passions un théâtre plus vaste, maudissant les nécessités qui l’enchaînaient au pays, à ce vieux château qui lui semblait plus triste qu’une prison et froid comme une tombe.

Il s’ennuyait.

Il n’aimait pas son père, il haïssait jusqu’à la frénésie son frère Gaston.

Le vieux marquis lui-même, dans son imprévoyance coupable, avait allumé cette envie dévorante dans le cœur de son second fils.

Observateur de traditions qu’il prétendait les seules bonnes, il avait déclaré cent fois que l’aîné d’une maison noble doit hériter de tous les biens, et que Gaston recueillerait seul ce qu’il laisserait de fortune à sa mort.

Cette flagrante injustice des préférences non dissimulées désolait l’âme jalouse de Louis.

Souvent Gaston lui avait affirmé que jamais il ne consentirait à profiter des préjugés paternels, qu’ils partageraient tout en bons frères. Louis n’avait pas été touché de ce que, jugeant les autres d’après lui, il appelait la ridicule ostentation d’un faux désintéressement.

Cette haine dont jamais ne s’étaient doutés ni le marquis ni Gaston, s’était trahie par des actes assez significatifs pour avoir frappé les domestiques.

Ils la connaissaient à ce point, que ce soir funeste où la chute du cheval de Louis livrait Gaston à ses ennemis, ils refusèrent de croire à un accident, et tout bas murmurèrent ce mot: fratricide.