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Même une scène déplorable eut lieu entre Louis et Saint-Jean, à qui cinquante ans de services fidèles donnaient une liberté dont il abusait quelquefois, et son franc-parler souvent rude et désagréable.

– Il est malheureux, avait dit le vieux serviteur, qu’un cavalier aussi habile que vous soit tombé juste au moment où le salut de votre frère dépendait de votre manière de conduire votre cheval. La Verdure, lui, n’est pas tombé.

L’allusion avait si bien atteint le jeune homme, qu’il avait pâli, et d’une voix terrible s’était écrié:

– Misérable! Que veux-tu dire?

– Vous le savez bien, monsieur le vicomte, avait insisté Saint-Jean.

– Non!… parle, explique-toi.

Le domestique n’avait répondu que par un regard, mais il était si cruellement significatif que Louis s’était précipité, la cravache levée, sur Saint-Jean, et qu’il l’eût roué de coups sans l’intervention des autres serviteurs du château.

Cette scène se passait au moment où Gaston, au milieu des garancières et des champs de châtaigniers, s’efforçait de dépister ceux qui le poursuivaient.

Bientôt les gendarmes et les hussards reparurent tristes, émus, annonçant que Gaston de Clameran venait de se précipiter dans le Rhône et que certainement il y avait péri.

Un douloureux murmure accueillit cette désolante déclaration. Seul, entre tous, Louis resta impassible, pas un des muscles de son visage ne tressaillit.

Même ses yeux eurent un éclair, l’éclair du triomphe. Une voix secrète lui criait: «Te voici maintenant assuré de la fortune paternelle et de la couronne de marquis!»

Désormais, il n’était plus le pauvre cadet, le fils dépouillé au profit d’un aîné, il était le seul héritier des Clameran.

Le brigadier de gendarmerie avait dit: «Ce n’est pas moi qui annoncerai à ce pauvre vieux que son fils est noyé!…» Louis n’eut ni les scrupules ni l’attendrissement du vieux soldat. Il monta sans hésitation chez son père, et c’est d’une voix ferme qu’il lui dit: «Entre la vie et l’honneur, mon frère a choisi… il est mort.»

Comme le chêne frappé de la foudre, le marquis, à ces mots avait chancelé et était tombé. Le médecin qu’on était allé chercher ne put, hélas! qu’avouer l’impuissance de la science. Vers le matin, Louis recueillit d’un œil sec le dernier soupir de son père.

Louis était le maître désormais.

C’est que les injustes précautions prises par le marquis, pour éluder la loi et assurer, sans conteste, toute sa fortune à son fils aîné, tournèrent contre lui.

Grâce à la coupable complaisance de ses hommes d’affaires, au moyen de fidéicommis entachés de fraude, M. de Clameran avait tout disposé de façon qu’au lendemain de sa mort Gaston pût recueillir tout son héritage; ce fut Louis qui le recueillit, et sans même qu’il fût besoin de l’acte de décès de son frère.

Il était marquis de Clameran, il était libre, il était riche aussi, relativement. Lui, qui jamais ne s’était vu vingt-cinq écus en poche, il se trouvait possesseur de bien près de deux cent mille francs.

Cette richesse subite, absolument inespérée, lui tourna si bien la tête qu’il oublia sa savante dissimulation. On remarqua sa contenance, aux funérailles du marquis. La tête baissée, son mouchoir sur la bouche, il suivait le cercueil porté par douze paysans, mais ses regards démentaient son attitude, son front rayonnait, on devinait le sourire sous les grimaces de sa feinte douleur.

La vibration des dernières pelletées de terre sur le cercueil n’était pas éteinte, que déjà Louis vendait, au château, tout ce qui se pouvait vendre: les chevaux, les harnais, les voitures.

Dès le lendemain, il renvoya tous les domestiques, pauvres gens qui s’étaient imaginés finir leurs jours sous le toit hospitalier de Clameran. Plusieurs, les larmes aux yeux, le prirent à part pour le conjurer d’utiliser leurs services, même sans rétribution; il les congédia brutalement.

Il était tout au calcul en ce moment. Le notaire de son père, qu’il avait mandé, parut. Il lui signa une procuration pour vendre toutes les terres et en reçut une somme de vingt mille francs, un premier emprunt.

Puis, à la fin de la semaine, un soir, il ferma toutes les portes du château où il se jurait de ne revenir jamais, et il en remettait toutes les clés à Saint-Jean, qui ayant une certaine aisance, possédant une petite maison près de Clameran, devait continuer à habiter le pays.

Enfin, il partit! La lourde diligence s’ébranla, et bientôt fut emportée au galop de ses six chevaux, creusant à chaque tour de roue un abîme entre le passé et l’avenir.

Enfoncé dans un des coins du coupé, Louis de Clameran savourait par avance les délices dont il allait épuiser les réalités. Au bout du chemin, Paris se levait dans la pourpre, radieux comme le soleil, éblouissant comme lui.

Car il allait à Paris… N’est-ce pas la terre promise, la cité des merveilles où chaque Aladin trouve une lampe? Là, toutes les ambitions sont couronnées, tous les rêves se matérialisent, toutes les passions s’épanouissent, il est des assouvissements pour toutes les convoitises.

Partout le bruit, la foule, le luxe, le plaisir.

Quel rêve! Et le cœur de Louis de Clameran se gonflait de désirs, et il lui semblait que les chevaux marchaient plus lentement que des tortues.

Et quand le soir, à l’heure où le gaz s’allume, il sauta de la diligence sur le pavé boueux de Paris, il lui sembla qu’il prenait possession de la grande ville, qu’elle était à lui, qu’il pouvait l’acheter.

Pénétré de son importance, habitué à la déférence des gens des environs, le jeune marquis avait quitté son pays en se disant qu’à Paris, tant par son nom que par sa fortune, il serait un personnage.

L’événement trompa singulièrement son attente. À sa grande surprise il découvrit qu’il n’y avait rien de ce qui, dans la ville immense, constitue une personnalité. Il reconnut qu’au milieu de cette foule indifférente et affairée, il passait aussi perdu, aussi inaperçu qu’une goutte d’eau au milieu d’un torrent.

Mais la peu flatteuse réalité ne pouvait décourager un garçon résolu surtout à donner coûte que coûte satisfaction à ses passions.

Le nom de ses pères n’eut qu’un privilège, désastreux pour son avenir; il lui ouvrit les portes du faubourg Saint-Germain.

Là, il connut un assez bon nombre d’hommes de son âge, tout aussi nobles que lui, dont les revenus égalaient la moitié ou même la totalité de son capital. Presque tous avouaient qu’ils ne se soutenaient que par des prodiges d’habileté et d’économie, et en réglant leurs vices et leurs folies aussi sagement qu’un bonnetier les sorties qu’il fait le dimanche avec sa famille.

Ces propos, et bien d’autres, qui stupéfiaient le nouveau débarqué, ne lui ouvrirent pas les yeux. De ces jeunes gens économiquement prodigues, il s’efforça de copier les dehors brillants, sans songer à imiter leur prudence. Il apprit à dépenser, mais non à compter comme eux.

Il était marquis de Clameran, il s’annonçait comme ayant une grande fortune, il fut bien accueilli; s’il n’eut pas un ami, il eut du moins quantité de connaissances. Au cercle où il fut présenté et reçu dès les premiers jours de son arrivée, il trouva dix complaisants qui se firent un plaisir de l’initier aux secrets de la vie élégante et de corriger ce qu’il pouvait y avoir d’un peu provincial en ses façons d’être ou de penser.