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En dépit de ce qu’il nommait son dédain des préjugés vulgaires, une émotion indéfinissable lui serrait le cœur. Il n’était pas maître d’un triste retour sur lui-même, et malgré lui sa pensée s’égarait dans le passé.

La porte de la maison de Saint-Jean était ouverte, il entra, et ne trouvant personne dans l’immense cuisine à cheminée monumentale, il appela.

– On y va? répondit une voix.

Presque aussitôt, à la porte du fond, un homme d’une quarantaine d’années, à la figure honnête et souriante, apparut, surpris de trouver un étranger chez lui.

– Il y a quelque chose pour votre service, monsieur? demanda-t-il.

– N’est-ce pas ici que demeure Saint-Jean, l’ancien valet de chambre du marquis de Clameran?

– Mon père est mort depuis bientôt cinq ans, monsieur, répondit l’homme, d’une voix triste.

Cette nouvelle affecta péniblement Louis, comme si le vieillard qu’il pensait retrouver eût pu lui rendre quelque chose de sa jeunesse. Il eut un soupir, et dit:

– Je suis le marquis de Clameran.

L’homme, à ces mots, poussa un grand cri de joie.

– Vous! monsieur le marquis! s’écria-t-il, vous!

Il prit les mains de Louis, et les serrant avec un affectueux respect:

– Ah! si mon pauvre père était encore de ce monde, poursuivait-il, quel ne serait pas son contentement! Ses dernières paroles ont été pour ses anciens maîtres, monsieur le marquis. Que de fois il a gémi de ne point recevoir de vos nouvelles! Il est en terre, le pauvre homme; mais moi, Joseph, son fils, je vous appartiens comme lui-même. Vous, chez moi, quel bonheur! Ah! ma femme à qui j’ai tant parlé des Clameran va être bien heureuse!…

Il s’élança dehors en même temps criant à pleins poumons:

– Toinette! Hé! Antoinette, écoute un peu ici, voir!…

Cet accueil si empressé, si cordial, remuait délicieusement Louis. Il y avait tant d’années qu’il n’avait entendu l’expression d’une affection sincère, d’un dévouement désintéressé, qu’une main vraiment amie n’avait serré la sienne!

Mais déjà, rougissante et confuse, une belle jeune femme au teint brun, aux grands yeux noirs, entrait, à moitié traînée par Joseph.

– Voilà ma femme, monsieur le marquis, disait-il. Ah! dame! je ne lui ai pas laissé le temps d’aller se faire brave [4]; c’est monsieur le marquis, Antoinette.

La belle jeune femme s’inclinait, tout intimidée, et ne trouvant rien à dire, elle tendit son front, où Louis déposa un baiser.

– Tout à l’heure, disait Joseph, monsieur le marquis verra les enfants, ils sont à l’école, je viens de les envoyer chercher.

En même temps, le mari et la femme s’empressaient autour du marquis.

Il devait avoir, disaient-ils, besoin de prendre quelque chose, étant venu à pied, il allait bien accepter un verre de vin, en attendant le déjeuner, car il leur ferait l’honneur de déjeuner chez eux, n’est-il pas vrai?

Et Joseph descendait à la cave, pendant que Toinette, dans la cour, donnait la chasse au plus gras de ses poulets.

En moins de rien, tout fut prêt, et Louis s’assit, au milieu de la cuisine, devant une table chargée de tout ce qu’on avait pu se procurer de meilleur, servi par Joseph et sa femme, qui se tenaient devant lui, l’examinant avec une sorte de curiosité attendrie.

La grande nouvelle s’était répandue dans le village, et la porte restant ouverte, à tout moment des gens se présentaient qui venaient saluer le marquis de Clameran.

– Je suis untel, monsieur le marquis, ne me reconnaissez-vous pas? Ah! je vous ai bien reconnu, moi, allez. Le défunt marquis m’aimait bien, affirmait un vieux.

– Vous souvenez-vous, disait un autre, du temps où vous me prêtiez vos fusils pour aller à la chasse?

C’est avec un ravissement intime que Louis recueillait toutes ces protestations, ces marques d’un dévouement que n’avaient pas affaibli les années.

À la voix de ces braves gens, mille souvenirs oubliés s’éveillaient en lui, et il retrouvait les fraîches sensations de sa jeunesse.

Lui, l’aventurier, chassé de partout, le héros des maisons de jeu, le spadassin, l’abject complice des escrocs de Londres, il se délectait à ces témoignages de vénération accordée à la famille de Clameran, et il lui semblait qu’ils lui rendaient quelque chose de sa considération et de son estime.

Ah! si à cette heure il eût possédé le quart seulement de cet héritage jeté au vent d’absurdes fantaisies, avec quelle satisfaction il se serait fixé dans ce village pour finir ses jours en paix!

Mais ce repos après tant d’agitations vaines, ce port après tant de naufrages, lui étaient interdits. Il ne possédait rien; comment vivre?

Ce sentiment désolant de sa détresse passée lui donna seul le courage de demander à Joseph les clés du château qu’il se proposait de visiter.

– Il n’y a besoin que de la clé de la grille, monsieur le marquis, répondit Joseph, et encore…!

C’était vrai. Le temps avait fait son œuvre, et l’héroïque manoir de Clameran n’était plus qu’une ruine. La pluie et le soleil, le mistral aidant, avaient émietté les portes et emporté les contrevents en poussière.

Au-dedans, la désolation était plus grande encore.

Tout le mobilier que Louis n’avait osé vendre était encore en place, mais en quel état! À peine restait-il quelques lambeaux d’étoffe des débris de la garniture des lits; les bois seuls avaient résisté.

C’est à peine si Louis, suivi de Joseph, osait pénétrer dans ces grandes salles où le bruit de ses pas sonnait lugubrement.

Il lui semblait que tout à coup le terrible marquis de Clameran allait se dresser en pied pour lui jeter sa malédiction, pour lui crier: «Qu’as-tu fait de notre honneur?»

Peut-être sa terreur avait-elle une autre cause, peut-être avait-il trop de raison de se souvenir de cette chute, si fatale à Gaston.

Ce n’est qu’en se trouvant en plein soleil, dans le jardin, qu’il reprit son assurance et se souvint de l’objet de sa visite.

– Ce pauvre Saint-Jean, dit-il, a eu bien tort de ne pas utiliser le mobilier laissé au château, il se trouve détruit sans avoir servi à personne.

– Mon père, monsieur le marquis, n’aurait rien osé déranger sans un ordre.

– Et il avait bien tort. Quant au château, si on n’y prend garde, il sera bientôt perdu comme le mobilier. Ma fortune, à mon grand regret, ne me permet pas de le restaurer: je suis donc décidé à le vendre pendant qu’il est encore debout. Sera-t-il bien difficile, poursuivait Louis, de vendre cette masure?

– Cela dépend du prix, monsieur le marquis; je connais un homme des environs qui en ferait son affaire, si on le lui cédait à bon marché.

– Et quel est cet homme?

– Un certain Fougeroux, qui demeure de l’autre côté du Rhône, au mas de la Montagnette. C ’est un gars de Beaucaire, qui a épousé, il y a une douzaine d’années, une servante de la défunte comtesse de La Verberie, dont monsieur le comte se souvient peut-être, une grosse, très brune, nommée Mihonne.

Louis ne se souvenait pas de Mihonne.

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[4] S’habiller avec soin. (N. d. E.)