– Ce temps est loin.
Louis ne daigna pas relever l’ironique interruption de son neveu.
– Nous arrivons, poursuivit-il, à la troisième phase, pendant laquelle madame Fauvel, ayant Madeleine pour la conseiller, nous a presque jugés à notre juste valeur. Oh! ne t’y trompe pas, elle nous a redoutés et méprisés autant l’un que l’autre. Si elle ne s’est pas mise à te haïr de toutes ses forces, c’est que, vois-tu, Raoul, le cœur d’une mère, surtout dans la situation où se trouve madame Fauvel, a des trésors d’indulgence et de pardon à rendre le bon Dieu jaloux. Une mère seule peut, en même temps, mépriser et adorer son fils.
– Elle me l’a, sinon dit, au moins fait comprendre, en termes tels que j’ai été ému… moi!
– Parbleu! Et moi, donc! Enfin, c’est là que nous en étions; madame Fauvel tremblait, Madeleine, se dévouant, avait congédié Prosper et consentait à m’épouser, quand l’existence de Gaston nous a été révélée. Depuis, qu’est-il advenu? Tu as su, aux yeux de madame Fauvel, te faire plus blanc que les neiges immaculées, et tu m’as fait, moi, plus noir que l’enfer. Elle s’est reprise à admirer tes nobles qualités, et à ses yeux et aux yeux de Madeleine, c’est moi dont la pernicieuse influence te poussait vers le mal.
– Tu l’as dit, oncle vénéré, c’est là que nous en sommes.
– Eh bien! nous abordons le cinquième acte; par conséquent, un nouveau revirement est indispensable à notre pièce.
– Un nouveau revirement…
– Te paraît difficile, n’est-ce pas? Rien de si simple. Écoute-moi bien, car de ton habileté dépend l’avenir.
Raoul, sur son fauteuil, prit la pose des auditeurs intrépides, et dit simplement:
– Je suis tout à toi.
– Donc, reprit Louis, dès demain, tu iras trouver madame Fauvel, et tu lui diras ce dont nous sommes convenus relativement à Gaston. Elle ne te croira pas, peu importe. L’important, c’est que tu aies l’air, toi, absolument convaincu de ton récit.
– Je serai convaincu.
– Moi, d’ici quatre ou cinq jours, je verrai monsieur Fauvel et je lui confirmerai l’avis qu’a dû lui donner mon notaire d’Oloron, à savoir que les fonds déposés chez lui m’appartiennent. Je rééditerai, à son intention, l’histoire du frère naturel, et je le prierai de vouloir bien garder cet argent dont je n’ai que faire. Tu es la défiance même, mon neveu, ce dépôt sera pour toi une garantie de ma sincérité.
– Nous recauserons de cela.
– Ensuite, mon beau neveu, j’irai trouver madame Fauvel, et je lui tiendrai à peu près ce langage: «Étant fort pauvre, chère dame, j’ai dû vous imposer l’obligation de venir en aide au fils de mon frère qui est votre fils. Ce garçon est un coquin…»
– Merci, mon oncle!
– «… Il vous a donné mille soucis, il a empoisonné votre vie qu’il était de son devoir d’embellir, agréez mes excuses et croyez à mes regrets. Aujourd’hui, je suis riche, et je viens vous annoncer que j’entends désormais me charger seul du présent et de l’avenir de Raoul.»
– Et c’est là ce que tu appelles un plan?
– Parbleu! tu vas bien le voir. À cette déclaration, il est probable que madame Fauvel aura envie de me sauter au cou. Elle ne le fera pas, cependant, retenue qu’elle sera par la pensée de sa nièce, elle me demandera si, du moment où j’ai de la fortune, je ne renonce pas à Madeleine. À quoi je répondrai carrément: «Non». Même, ce sera l’occasion d’un beau mouvement de désintéressement. «Vous m’avez cru cupide, madame, lui dirai-je, vous vous êtes trompée. J’ai été séduit, comme tout homme le doit être, par la grâce, par les charmes, l’esprit et la beauté de mademoiselle Madeleine, et… je l’aime. N’eût-elle pas un sou, qu’avec plus d’instances encore, je vous demanderais sa main, à genoux. Il a été décidé qu’elle serait ma femme, permettez-moi d’insister sur ce seul article de nos conventions. Mon silence est à ce prix. Et pour vous prouver que sa dot ne compte pas pour moi, je vous donne ma parole d’honneur que, le lendemain de mon mariage, je remettrai à Raoul une inscription de vingt-cinq mille livres de rentes.»
Louis s’exprimait avec un tel accent, d’une voix si entraînante, que Raoul, artiste en fourberie, avant tout, fut émerveillé.
– Splendide! s’écria-t-il, cette dernière phrase peut creuser un abîme entre madame Fauvel et sa nièce. Cette assurance d’une fortune pour moi peut mettre ma mère de notre côté.
– Je l’espère, reprit Louis d’un ton de fausse modestie, et j’ai d’autant plus de raisons de l’espérer que je fournirai à la chère dame d’excellents arguments pour s’excuser à ses propres yeux. Car vois-tu bien, quand on propose à une honnête personne quelque petite, comment dirais-je?… transaction, on doit offrir en même temps des justifications pour mettre la conscience en repos. Le diable ne procède pas autrement. Je prouverai a madame Fauvel et à sa nièce que Prosper les a indignement abusées. Je montrerai ce garçon criblé de dettes, perdu de débauches, jouant, soupant et, pour tout dire, vivant publiquement avec une femme perdue…
– Et jolie, par-dessus le marché, n’oublie pas qu’elle est ravissante, la señora Gypsy; dis qu’elle est adorable, ce sera le comble.
– Ne crains rien, je serai éloquent et moral autant que le ministère public lui-même. Puis, je ferai entendre à madame Fauvel que si vraiment elle aime sa nièce, elle doit souhaiter lui voir épouser non ce petit caissier, un subalterne sans le sou, mais un homme important, un grand industriel, l’héritier d’un des beaux noms de France, marquis, pouvant prétendre aux plus hautes situations, assez riche enfin, pour te donner un état dans le monde.
Raoul lui-même se laissait prendre à ces perspectives.
– Si tu ne la décides pas, dit-il, tu la feras hésiter.
– Oh! je ne m’attends pas à un brusque changement. Ce n’est qu’un germe que je déposerai dans son esprit; grâce à toi, il se développera, il grandira et portera ses fruits.
– Grâce à moi?
– Oui, laisse-moi finir. Tout cela dit, je disparais, je ne me montre plus, et ton rôle commence. Comme de juste, ta mère te répète notre conversation, et même par là nous jugerons l’effet produit. Mais toi, à l’idée d’accepter quelque chose de moi, tu te révoltes. Tu te déclares énergiquement prêt à braver toutes les privations, la misère – dis la faim, pendant que tu y seras – plutôt que de recevoir quoi que ce soit d’un homme que tu hais, d’un homme qui… d’un homme dont… enfin, tu vois la scène d’ici.
– Je la vois et je la sens. Dans les rôles pathétiques, je suis toujours très beau, quand j’ai eu le temps de me préparer.
– Parfait. Seulement, ce généreux désintéressement ne t’empêchera pas de recommencer tout à coup ta vie de dissipation. Plus que jamais tu joueras, tu parieras et tu perdras. Il te faudra de l’argent, et encore de l’argent, tu seras pressant, impitoyable. Et note que de tout ce que tu arracheras je ne te demanderai nul compte, ce sera à toi, bien à toi.
– Diable! si tu l’entends ainsi…
– Tu marcheras, n’est-ce pas.
– Et vite, je t’en réponds.
– C’est ce que je te demande, Raoul. Il faut qu’avant trois mois tu aies épuisé toutes les ressources, toutes, m’entends-tu bien? de ces deux femmes. Il faut que tu les amènes à ne plus savoir où donner de la tête. Je les veux, dans trois mois, ruinées absolument, sans argent, sans un bijou, sans rien.