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Louis de Clameran s’exprimait avec une telle animation, avec une violence de passion si surprenante après l’exposé de ses combinaisons, que Raoul n’en pouvait revenir.

– Tu hais donc bien ces malheureuses femmes? demanda-t-il.

– Moi! s’écria Louis, dont l’œil étincela, moi les haïr! Tu ne vois donc pas, aveugle, que j’aime Madeleine, comme on aime à mon âge, à en devenir fou? Tu ne sens donc pas que sa pensée envahit tout mon être, que le désir flambe dans mon cerveau, que son nom, quand je le prononce, brûle mes lèvres?…

– Et tu n’es ni troublé ni ému à l’idée de lui préparer les plus cuisants chagrins?

– Il le faut. Est-ce que jamais sans de cruelles souffrances, sans les plus amères déceptions, elle serait à moi? Le jour où tu auras conduit madame Fauvel et sa nièce si près de l’abîme qu’elles en verront le fond, ce jour-là, j’apparaîtrai. C’est quand elles se croiront perdues sans rémission que je les sauverai. Va! j’ai su me réserver une belle scène, et j’y saurai mettre tant de noblesse et de grandeur que Madeleine en sera touchée. Elle me hait, tant mieux! Quand elle verra bien, quand il lui sera démontré que c’est sa personne que je veux et non pas son argent, elle cessera de me mépriser. Il n’est pas de femme que ne touche une grande passion et la passion excuse tout. Je ne dis pas qu’elle m’aimera, mais elle se donnera à moi sans répugnance; c’est tout ce que je demande.

Raoul se taisait, épouvanté, de ce cynisme, de tant de froide perversité. Clameran affirmait son immense supériorité dans le mal, et l’apprenti admirait le maître.

– Tu réussirais certainement, mon oncle, dit-il, sans le caissier adoré. Mais entre Madeleine et toi, il y aura toujours, sinon Prosper lui-même, au moins son souvenir.

Louis eut un mauvais sourire, qu’un geste de colère et de dédain rendit plus significatif et plus effrayant encore.

– Prosper, prononça-t-il en jetant son cigare qui venait de s’éteindre, je me soucie de lui comme de cela…

– Elle l’aime.

– Tant pis pour lui. Dans six mois, elle ne l’aimera plus; il est déjà perdu moralement. À l’heure où cela me conviendra, je l’achèverai. Sais-tu où mènent les mauvais chemins, mon neveu? Prosper a une maîtresse coûteuse, il roule voiture [6], il a des amis riches, il joue. Es-tu joueur, toi?… Il lui faudra de l’argent après quelque nuit de déveine; les pertes du baccarat se payent dans les vingt-quatre heures, il voudra payer et… il a une caisse.

Pour le coup, Raoul ne put s’empêcher de protester.

– Oh!…

– Il est honnête! vas-tu me dire. Parbleu! je l’espère bien. Moi aussi, la veille du jour où j’ai fait sauter la coupe, j’étais honnête. Il y a longtemps qu’un coquin aurait confessé Madeleine et nous aurait forcés à plier bagage. Il est aimé, me dis-tu? Alors, quel orgeat coule donc dans ses veines qu’il se laisse ainsi ravir la femme aimée? Ah! si j’avais senti la main de Madeleine frémir dans la mienne, si son souffle, dans un baiser, avait effleuré mon front, le monde entier ne me l’enlèverait pas. Malheur à qui barre ma route. Prosper me gêne, je le supprime. Je me charge, avec ton aide, de la pousser dans un tel bourbier que la pensée de Madeleine n’ira pas l’y chercher.

L’accent de Louis exprimait une telle rage, un si immense désir de vengeance, que Raoul, vraiment ému, réfléchissait.

– Tu me réserves, dit-il après un bon moment, un rôle abominable.

– Mon neveu aurait-il des scrupules? demanda Clameran du ton le plus goguenard.

– Des scrupules… pas précisément; cependant, j’avoue…

– Quoi! Que tu as envie de reculer? C’est un peu tard t’y prendre. Ah! ah!… Monsieur veut toutes les jouissances du luxe, de l’or plein les poches, des chevaux de race, enfin tout ce qui brille et tout ce qui fait envie… seulement, monsieur désire rester vertueux. Il fallait naître avec des rentes alors. Imbécile!… As-tu jamais vu des gens comme nous puiser des millions aux sources pures de la vertu? On pêche dans la boue, mon neveu, et on se débarbouille après.

– Je n’ai jamais été assez riche pour être honnête, fit humblement Raoul, seulement, torturer deux femmes sans défense, assassiner un pauvre diable qui se croit mon ami, dame! c’est dur.

Cette résistance qu’il taxait d’absurde, de ridicule, exaspérait au dernier point Louis de Clameran.

Enfin, après d’interminables débats, tout fut réglé à leur commune satisfaction, et ils se séparèrent avec force poignées de main.

Hélas! Mme Fauvel et sa nièce ne devaient pas tarder à ressentir les effets de l’accord des deux misérables.

Tout se passa de point en point comme l’avait prévu et arrêté Louis de Clameran.

Une fois encore, et précisément lorsque Mme Fauvel osait enfin respirer, la conduite de Raoul changea brusquement. Ses dissipations recommençaient de plus belle.

Jadis, Mme Fauvel avait pu se demander: où dépense-t-il tout l’argent que je lui donne? Cette fois, elle n’avait pas de questions à se poser.

Raoul affichait des passions insensées; il se montrait partout, vêtu comme ces jeunes gandins qui font les délices du boulevard, on le voyait aux premières représentations dans des avant-scènes, et aux courses en voiture à quatre chevaux.

Aussi, jamais il n’avait eu de si pressants, de si impérieux besoins d’argent: jamais Mme Fauvel n’avait eu à se défendre contre des exigences si exorbitantes et si répétées.

À ce train, les ressources avouables de Mme Fauvel et de sa nièce furent promptement à bout. En un mois, le misérable dissipa leurs économies. Alors, elles eurent recours à tous les expédients honteux des femmes dont les dépenses secrètes sont la ruine d’une maison. Elles réalisèrent sur toutes choses de flétrissantes économies. On fit attendre les fournisseurs, on prit à crédit. Puis elles gonflèrent les factures ou même en inventèrent. Elles se supposaient, l’une et l’autre, des fantaisies si coûteuses, que M. Fauvel leur dit une fois en souriant: – Vous devenez bien coquettes, mesdames!… Le jour vint, cependant, où Madeleine et sa tante se trouvèrent aussi dénuées de tout l’une que l’autre.

La veille, Mme Fauvel avait eu quelques personnes à dîner, et c’est à grand-peine qu’elle avait pu donner au cuisinier l’argent nécessaire à certains achats qu’il était allé faire à Paris.

Raoul se présenta ce jour-là. Jamais, à ce qu’il prétendit, il ne s’était trouvé dans un embarras si grand; il lui fallait absolument deux mille francs.

On eut beau lui expliquer la situation, le conjurer d’attendre, il ne voulut rien entendre, il fut terrible, impitoyable.

– Mais je n’ai plus rien, malheureux, répétait Mme Fauvel, désespérée, plus rien au monde, tu m’as tout pris. Il ne me reste que mes bijoux, les veux-tu? S’ils peuvent te servir, prends-les.

Si grande que fût l’impudence du jeune bandit, il ne put s’empêcher de rougir.

Mais il avait promis; mais il savait qu’une main puissante arrêterait ces pauvres femmes au bord du précipice, mais il voyait la fortune, une grande fortune, au bout de toutes ces infamies, qu’il se promettait d’ailleurs de racheter plus tard.

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[6] Il a une voiture à lui. (N. d. E.)