– Allons, bon! tu t’imagines alors que le hasard seul m’a soufflé le mot et a rempli la caisse?
– Prosper est honnête.
– Certainement, et moi aussi. Seulement nous manquions d’argent.
– Tu mens.
– Non, chère mère, Madeleine a chassé Prosper, et, dame! il se console comme il peut, ce pauvre garçon, et les consolations sont hors de prix.
Il avait repris la lampe, et doucement, mais avec une vigueur extraordinaire, il poussait Mme Fauvel vers l’escalier.
Elle se laissait faire maintenant, plus confondue de ce qu’elle venait d’entendre que d’avoir vu la caisse s’ouvrir.
– Quoi! murmurait-elle, Prosper serait un voleur!…
– Il faut remettre la clé dans le secrétaire, dit Raoul, dès qu’ils furent dans la chambre à coucher.
Mais elle ne parut pas l’entendre, et c’est lui qui replaça la clé de la caisse là où il l’avait vue prendre.
Il reconduisit alors, ou plutôt il porta Mme Fauvel dans le petit salon où elle se tenait, lorsqu’il était arrivé, et il l’assit dans un fauteuil.
Telle était la prostration de la malheureuse femme, ses yeux fixes et son expression décelaient si bien le trouble affreux de son esprit, que Raoul, effrayé, se demanda si elle ne devenait pas folle.
– Raoul, murmurait-elle, mon fils, tu m’as tuée!…
Sa voix avait une douceur si pénétrante, son accent exprimait si bien le plus affreux désespoir, que Raoul, remué jusqu’au fond de l’âme, eut un bon mouvement: il eut envie de restituer ce qu’il venait de voler. La pensée de Clameran l’arrêta.
Alors voyant que Mme Fauvel restait anéantie, mourante, sur son fauteuil, tremblant de voir entrer soit M. Fauvel, soit Madeleine qui demanderaient des explications, il déposa un baiser sur le front de sa mère et s’enfuit.
Au restaurant, dans le cabinet où ils avaient dîné, Clameran, torturé par l’incertitude, attendait son complice.
Lors donc que Raoul parut, il se dressa brusquement, pâle d’angoisse, et c’est d’une voix à peine distincte qu’il demanda:
– Eh bien?
– C’est fini, mon oncle, grâce à toi; je suis maintenant le dernier des misérables.
– Sois satisfait, voici cette somme qui va coûter l’honneur et peut-être la vie à trois personnes.
Clameran ne releva pas l’injure. D’une main fiévreuse il avait saisi les billets de banque, et il les maniait comme pour se bien convaincre de la réalité du succès.
– Maintenant, disait-il, Madeleine est à moi!
Raoul se taisait, le spectacle de cette joie après les scènes de tout à l’heure le révoltait et l’humiliait. Mais Louis se méprit sur les causes de cette tristesse.
– C’a été dur? demanda-t-il avec un sourire.
– Je te défends! s’écria Raoul hors de soi, je te défends, entends-tu bien, de me reparler de cette soirée. Je veux l’oublier…
À cette explosion de colère, Clameran haussa imperceptiblement les épaules.
– À ton aise, prononça-t-il d’un ton goguenard, oublie, mon beau neveu, oublie. J’aime à croire, cependant, que tu ne refuseras pas de prendre, en manière de souvenir, ces trois cent cinquante mille francs. Garde-les, ils sont à toi.
Cette générosité ne sembla ni surprendre ni satisfaire Raoul.
– D’après nos conventions, dit-il, j’ai droit à bien davantage.
– Aussi, n’est-ce qu’un acompte.
– Et quand aurai-je le reste, s’il vous plaît?
– Le jour de mon mariage avec Madeleine, mon beau neveu; pas avant. Tu es un auxiliaire trop précieux pour que je songe à me priver de tes services, et, tu sais, si je ne me défie pas de toi, je ne suis pas tout à fait sûr de ton affection sincère.
Raoul réfléchissait que commettre un crime et n’en tirer aucun profit serait aussi par trop niais. Venu avec l’intention de rompre avec Clameran, il se décidait à n’abandonner la fortune de son complice que lorsqu’il n’aurait plus rien à en espérer.
– Soit, fit-il, j’accepte l’acompte, mais plus de commissions comme celle de ce soir; je refuserais.
Clameran eut un éclat de rire.
– Bien, répondit-il, très bien. Tu deviens honnête, c’est le bon moment, puisque te voici riche. Que la conscience timorée se rassure, je n’aurai plus à te demander d’insignifiants services de détail. Rentre dans la coulisse, mon rôle commence.
21
Pendant plus d’une heure après le départ de Raoul, Mme Fauvel était restée plongée dans cet état d’engourdissement voisin de l’insensibilité absolue qui suit également les grandes crises morales et de violentes douleurs physiques.
Peu à peu cependant elle revint au sentiment de la situation présente, et avec la faculté de penser la faculté de souffrir lui revenait.
Elle comprenait maintenant qu’elle avait été dupe d’une odieuse comédie, Raoul l’avait torturée de sang-froid, avec préméditation, se faisant un jeu de ses souffrances, spéculant sur sa tendresse.
Mais Prosper avait-il, oui ou non, secondé le vol dont Raoul venait de la rendre complice.
Pour Mme Fauvel, tout était là.
Ce qu’elle avait su de la conduite de Prosper rendait vraisemblable l’assertion de Raoul, et, toujours aveuglée, elle aimait à attribuer à un autre qu’à son fils la première idée du crime.
On lui avait dit que Prosper aimait une de ces créatures qui fondent les patrimoines au feu de caprices étranges et pervertissent les meilleures natures. Dès lors, elle pouvait le supposer capable de tout.
Ne savait-elle pas, par expérience, où peut conduire une imprudence!…
Pourtant, elle excusait Prosper coupable, et elle s’avouait que sur elle retombait toute responsabilité.
Réfléchissant, elle ne savait quel parti prendre, se demandant si elle devait, ou non, se confier à Madeleine.
Fatalement inspirée, elle décida que le crime de Raoul resterait son secret.
Lors donc que sur les onze heures Madeleine revint de soirée, elle ne lui dit rien et même parvint à dissimuler toute trace de souffrance, assez habilement pour éviter les questions.
Son calme ne se démentit pas lorsque rentrèrent M. Fauvel et Lucien.
Et pourtant elle venait d’être saisie de transes affreuses. L’idée pouvait venir au banquier de descendre dans ses bureaux, de vérifier la caisse; cela lui était arrivé bien rarement, mais enfin cela lui était arrivé.
Comme par un fait exprès, le banquier, ce soir-là, ne parla que de Prosper, du chagrin qu’il éprouvait de le voir se déranger, des inquiétudes qu’il en ressentait et enfin des raisons qui, selon lui, l’éloignaient de la maison.
Par bonheur, pendant qu’il traitait fort mal son caissier, M. Fauvel ne regarda ni sa femme ni sa nièce. Il eût été bien intrigué de leur singulière contenance.
Cette nuit, pour Mme Fauvel, devait être et fut un long et intolérable supplice.
Dans six heures, se disait-elle, dans trois heures, dans une heure, tout sera découvert. Qu’arrivera-t-il?
Le jour vint, la maison s’éveilla; elle entendit aller et venir les domestiques. Puis, le bruit des bureaux qu’on ouvrait, des employés qui arrivaient, monta jusqu’à elle.